Arcanes Culinaires

Alain Godon

Illustrée par Dominique Levacher

Illustration Dominique Levacher

Le docteur St Charles revint lentement à lui. Il se découvrit calé dans un grand fauteuil en bois, ses poignets et ses chevilles solidement liés. Il releva la tête et tomba nez à nez avec son reflet qu'un grand miroir, placé à moins d'un mètre de lui, lui renvoyait. De larges sangles immobilisaient son bassin et son buste.

Il se tordit le cou pour étudier la pièce dans laquelle il se trouvait. C'était une cuisine. Une très vaste cuisine à l'ancienne. Sur sa gauche, deux paillasses carrelées couraient le long de la paroi rocheuse, de part et d'autre d'une large cheminée. Une impressionnante collection de couteaux et tranchoirs de toutes formes et dimensions était accrochée au-dessus de l'une d'elle. De grosses bûches se consumaient dans l'âtre sous une espèce de grande marmite allongée. Il dut utiliser le miroir pour voir ce qui était derrière lui : une longue table de ferme sur laquelle étaient posés des instruments. Il ne put les reconnaître, son fauteuil les lui cachait presque entièrement. Au fond, un imposant fourneau chromé. Visiblement, le comte Bowmanof ne rechignait pas à l'investissement dès qu'il s'agissait d'élaborer des petits plats.

Sur sa droite, le mur était recouvert d'ustensiles culinaires : marmites, daubières, poêles, casseroles, grils, passoires, moulins divers, louches et fourchettes. Sans parler de ceux dont le nom comme la fonction lui échappait. Il y en avait même sur la porte : une gamme complète de fouets dont le plus petit ne devait pas dépasser dix centimètres de long.

La porte s'ouvrit, poussée par le dos du comte. St Charles sursauta si violemment que ses liens s'enfoncèrent douloureusement dans ses chairs.

- Mais c'est Madame Keller ! s'écria-t-il en reconnaissant la forme blanche que portait Bowmanof.

- C'était Madame Keller, malheureusement, répondit l'autre avec un profond soupir. Trop d'émotions. Le coeur a lâché. Quelle tristesse !

Il secoua lentement la tête avec une expression atterrée. St Charles jeta un coup d'oeil furtif aux attaches qui lui serraient bras et jambes. Il en avait déjà vu de telles sur des lits d'hôpital. Aucun espoir de se libérer seul. Il était à la merci de cet homme qui le couvait du regard avec une mine de chat qui vient d'acculer une souris.

- Pourquoi est-elle rasée ainsi ? demanda-t-il.

- Mais pour le bouillon, enfin ! s'exclama le comte comme si c'était la question la plus idiote qu'on lui eût posée.

- Le bouillon ?

- Si vous saviez le goût affreux que peut donner le poil à un pot-au-feu. Vous m'excuserez mais j'ai à faire avant que cette chère Madame Keller ne devienne toute raide.

Un pot-au-feu ! Lentement, l'incroyable, la monstrueuse vérité s'imposait à St Charles.

Bowmanof rencontra quelques difficultés à coucher le cadavre à l'intérieur de la longue marmite suspendue dans l'âtre. Elle se dérobait chaque fois qu'il tentait d'y déposer son fardeau. Il faillit choir dans les braises, se retint de justesse au bord du récipient, réussit à y glisser le corps inanimé. A l'aide d'un seau, il le recouvrit d'eau, puis jeta sel, aromates et oignons piqués de clous de girofle.

Au comble de la satisfaction, il revint vers le docteur en se frottant les mains.

- Voilà ! claironna-t-il. Il ne reste plus qu'à ajouter les légumes en fin de cuisson, dans quelques heures. J'ai donc tout le temps de m'occuper de vous, cher ami.

- Vous êtes fou ! siffla St Charles. Complètement fou. Un dément de la pire espèce.

- Taisez-vous !

Bowmanof attendit quelques instants avant de reprendre d'une voix plus calme :

- Je suis fou, dites-vous ? Parce que je mange de la viande humaine ? Mais quel animal est plus goûteux que l'homme ? Rappelez-vous l'enthousiasme avec lequel vous vous êtes resservi au dîner.

St Charles blêmit.

- En décembre 1943, à Stalingrad, j'avais dix ans et j'étais déjà un assassin. J'avais tué ma mère en couches.

Le ton du comte montait. Il semblait hors de lui.

- Mais ce n'est pas un crime, balbutia le médecin, un accident, tout au plus.

- Ce n'était pas l'avis de mon père. Et il avait été très amoureux de sa femme. Pour en revenir à Stalingrad, on a beaucoup glosé sur l'héroïque résistance de la population cernée par la Wehrmacht. Par contre, on a pudiquement tu ce qu'elle avait dû faire pour survivre.

- Vous voulez dire que... ?

- Je veux surtout que vous cessiez vos stupides interruptions. C'est un voisin qui m'a recueilli. Il s'appelait Floydl.

Le comte resta soudain silencieux. Dans le miroir, St Charles le vit secouer la tête comme s'il chassait les souvenirs qu'avait évoqués ce nom.

- Cet hiver fut particulièrement rude, reprit-il d'un ton maîtrisé. Sibérien pour tout dire. Je ne m'en plaindrai pas. Suspendu dans la cave, mon cher papa était très entamé mais avait encore bonne mine en janvier 1944, au moment de l'entrée en ville de l'Armée Rouge. Ah, quel joli défilé ! Vous auriez sûrement aimé.

- Je...

- Taisez-vous ! Floydl ne survécut pas à cette victoire. Il fut tout de suite dénoncé et exécuté. L'anthropophagie ne pardonne pas chez les gens biens nourris. J'aurais dû subir le même sort.

St Charles n'eut pas le temps de protester. Bowmanof lui bloqua la mâchoire inférieure avec une espèce de mentonnière métallique. Il la fixa à l'aide de deux vis au dossier du fauteuil. Le docteur ne pouvait plus bouger la tête d'un millimètre.

- Vous savez que vous m'avez posé un problème ? J'ai bien failli caler à votre sujet parce qu'il faut bien le dire, vous n'êtes plus de la première fraîcheur. Vous tremper longuement dans une marinade pour aboutir à un vulgaire ragoût ne vous aurait pas rendu honneur. Pas plus que de vous hacher menu en chair à saucisses. Je ne suis pas mécontent de l'inspiration qui a fini par me venir. Je suis sûr que vous allez apprécier.

********

Sa peau ruisselante d'eau, Minochka, la jeune compagne de Bowmanof, sortit de l'alcôve-salle de bains. La douche brûlante n'avait pas réussi à apaiser sa frustration. Elle avait l'impression qu'un courant électrique naissait dans son ventre pour agacer toutes ses terminaisons nerveuses.

Norbert Laymon occupait tout le lit. Les bras en croix et la mine béate, il ronflait bruyamment.

Les poings sur les hanches, elle le contempla avec une moue de mépris. Un feu d'artifice, avait-il promis. Vraiment ? Le sale petit vantard ! Il avait à peine pris le temps de retirer sa veste pour la culbuter rapidement comme une vulgaire soubrette. En chemise et en pantalon, il gisait maintenant sur le dos, la braguette ouverte sur son membre avachi.

Bon sang ! Mais pour qui, ou plutôt pour quoi la prenaient-ils, tous ces mecs ?

Elle ouvrit le tiroir de la table de nuit, en sortit le rasoir qu'elle y gardait en permanence. Elle fit danser le reflet des flammes sur la lame luisante et sa tension baissa sensiblement.

Un rictus de plaisir anticipé naquit sur ses lèvres pleines.

********

- Ne roulez donc pas ces yeux affolés ! s'exclama Bowmanof en faisant cliqueter sa tondeuse. J'ai été coiffeur, vous savez. Dans un salon parisien. Pas longtemps, malheureusement. Mais assez pour apprendre les rudiments du métier. Tout ça parce que j'avais mordu l'oreille d'une cliente.

Il avait déjà rasé la moitié des cheveux de St Charles. Il caressa d'un geste affectueux la peau glabre.

- Très beau pariétal que vous avez là. Le signe d'une grosse capacité céphalique à en juger la courbure... Enfin, pour en revenir à mon histoire, ce sont les Chinois qui m'ont sauvé. Des gens très raffinés, ces Asiatiques. Beaucoup d'imagination en cuisine. Un des grands regrets de ma vie est de n'en avoir jamais mangé. C'est sans doute mieux ainsi, j'aurais sûrement été déçu.

Il plissa les lèvres en une moue boudeuse, secoua la tête.

- La vie est si frustrante, parfois. J'ai réussi à mettre la main sur un Noir, un jour. Je me souviens encore de mon émotion en passant à table. J'étais comme une pucelle le soir de sa nuit de noces. Quelle déconvenue ! Je me l'étais préparé tartare pour bien apprécier toutes les subtilités de la viande. Il avait le goût de n'importe quel Parisien ! Or le Parisien ne vaut rien cru. C'est toujours la même chose, il faudrait pouvoir s'approvisionner directement dans les zones de production... Voilà... C'est fini.

Il recula pour admirer son oeuvre.

- Et bien, vous êtes beaucoup mieux comme ça. Cette coupe en brosse ne vous allait pas du tout.

Tout en continuant à discourir d'un ton léger, il prit derrière lui une bande de plastique souple, fermée en boucle. Il la plaça sur le crâne du docteur, comme une couronne de fête des rois. A l'aide de ce guide, il traça au crayon gras une ligne noire qui partait du haut du front et courait au-dessus des tempes et de la nuque.

- Ces Chinois, puisque nous parlions d'eux, étaient confrontés à un problème un peu semblable à celui que vous me posez. Leurs forêts étaient infestées de singes dont les ébats arboricoles durcissaient la chair au point de lui faire perdre tout intérêt culinaire. La solution qu'ils adoptèrent était d'une géniale simplicité. Puisqu'ils ne pouvaient se régaler de l'ensemble de la bête, ils se contenteraient de ce qu'elle avait de plus noble. Et ils le mangeraient vif, en pleine activité.

Le sang de St Charles se glaça. Tout son être avait beau repousser une hypothèse aussi horrible, il avait compris. Le comte, d'ailleurs, lui ôta ses derniers doutes avec un rictus gourmand.

- Le cerveau ! tonna-t-il, les yeux fous. La prodigieuse machine où aboutissent toutes les perceptions, où s'élaborent toutes les pensées. Et chez l'homme, un kilo et demi de substance crémeuse épargnée du moindre tendon, du plus mince filet de graisse. Un mets unique quand il est consommé ainsi, sans que la saveur et la texture soient perverties par la cuisson ou la mort.

Il réprima un frisson et serra les poings, paupières crispées. Quand il les rouvrit, ses traits s'étaient détendus, son regard s'était éteint. Il essuya du revers de la manche la salive qui lui coulait sur le menton.

- Voilà des années que je me prépare à cette expérience, reprit-il d'un ton redevenu calme. A chaque fois j'ai reculé. Vous comprenez ( ses doigts pressèrent l'épaule de St Charles ) je redoutais une maladresse, un geste mal contrôlé de ma part qui aurait tué le patient. Je n'aurais pas supporté la déception. Mais avec vous, je sais que tout se passera bien. Vous me mettez en confiance.

Le docteur n'était plus qu'un bloc de pierre sur son fauteuil. Un son aigu naquit dans sa gorge, un gargouillis plaintif qui était le cri qu'il ne pouvait pousser. Bowmanof vint se poster à côté de lui, un garrot et une seringue à la main.

- Je me permets de vous injecter un euphorisant, dit-il en cherchant la veine de la pointe de son aiguille. Je tiens à ce que vous assistiez à cette opération en connaisseur, sans parti pris défavorable.

Un éclair blanc éblouit St Charles. Un délicieux picotement se répandit dans tout son corps. Quand il s'estompa, le docteur était coupé en deux. Une partie de son esprit hurlait d'un effroi sans nom tandis que l'autre contemplait avec satisfaction ce grand bonhomme très sympathique assis sur son espèce de trône. C'était bien lui, il se reconnaissait : le docteur Alex St Charles, praticien réputé de la bonne ville de Lyon. Et il avait vraiment fière allure ainsi dressé sur son séant, le regard clair, la tête insolemment rejetée en arrière. Le hurlement de terreur chevrota puis se tut, étouffé par le bien-être cotonneux.

- Je suis sûr qu'une anesthésie locale augmentera votre confort.

Il était marrant, ce type qui s'agitait autour de lui, armé d'une grosse seringue. Et il se débrouillait très bien. Ses injections étaient parfaitement indolores.

Ah, l'imbécile ! Il venait de rater une artère ! Il était pourtant bien visible, ce vaisseau qui bossuait le cuir chevelu. Voilà... C'était beaucoup mieux. Il était un peu ridicule avec toutes ces pinces qui pendouillaient mais au moins il était tranquille. Le sang ne viendrait pas tout saloper.

Le scalpel commença à entailler la peau et quelque chose essaya de se réveiller au fond de lui. Mais le voile de béatitude jeté par la drogue était trop solide. Bowmanof le scalpa d'un coup sec, mettant le crâne à nu dans un bruit d'étoffe déchirée. St Charles tiqua. La méthode était vraiment rustre. Il éclata de rire en son for intérieur lorsqu'il vit l'autre prendre une chignole à main. Mais il se croyait encore au Moyen Age, ce clown !

Le foret perça l'os et un léger malaise vint troubler son observation amusée. Un épais liquide translucide suinta du trou, s'accumula au-dessus de la tempe, puis déborda sur la peau pour dessiner un parcours sinueux sur sa joue. Les dés étaient jetés, maintenant. Même si l'opération s'arrêtait là, il ne pouvait plus espérer survivre, il n'avait aucune chance d'échapper à une infection.

La grimace appliquée que fit Bowmanof en s'attaquant au deuxième trou le détourna de cette triste pensée. Il y mettait tout son coeur, ce type. Et il n'était pas trop maladroit pour un amateur.

St Charles fut soulagé de le voir se saisir d'une scie à métaux après avoir perforé à intervalles réguliers tout le pourtour de sa tête. L'ennui l'avait gagné avec la répétition. Et son euphorie s'estompait malgré ses efforts pour l'entretenir.

Bon sang, mais qu'il était long avec sa scie ! Bien sûr, il devait faire attention, la manoeuvre était délicate. Mais de là à traîner comme ça. Une boule dure s'était formée dans son ventre. Il eut beau se concentrer sur le va-et-vient de l'outil, il ne put l'empêcher de grandir. Au contraire, le grincement régulier, cette vibration agaçante dans ses os et ses dents, semblait la nourrir, lui livrer un à un ses viscères pour qu'elle les broie.

Quand Bowmanof eut enfin terminé, les effets de la drogue avaient cessé. Tous les muscles tétanisés, St Charles n'était plus qu'un bloc de terreur. Tout espoir n'était pas encore perdu. Quelqu'un allait surgir, arrêter ce fou. Il lui restait encore une chance si on intervenait maintenant. Il restait toujours une chance. Ils étaient en montagne ici, dans un climat froid et sec. Il ne pouvait pas y avoir tant de microbes que ça, surtout dans un espace protégé comme ce souterrain. On pourrait le recoudre, le mettre sous antibiotiques. Rien de vital n'avait été touché, un bon chirurgien saurait... Il suffisait que Norbert maîtrise ce dément.

********

- Mais qu'est-ce que tu fous ? grogna Norbert, d'une voix lourde de sommeil.

- Bouge pas, c'est un jeu, souffla Minochka.

Elle effleura ses lèvres d'un baiser, puis lui souleva doucement les bras et les disposa de manière à pouvoir lui lier les poignets au montant du lit. A genoux entre les jambes écartées de Laymon, elle contempla son oeuvre, très satisfaite. Du bel ouvrage. Ce petit dodu vantard ne pouvait plus bouger.

Norbert commençait à s'agiter.

- Eh ! C'est pas drôle, détache-moi !

- Allons, allons ! T'as pas envie que je te câline un peu ? minauda-t-elle en prenant un air taquin.

Il se calma un peu, sans pour autant abandonner sa mine inquiète.

Minochka se recroquevilla pour placer sa bouche entrouverte au-dessus du membre endormi, puis y darda sa petite langue rose. Elle la fit doucement glisser le long de la hampe, du filet jusqu'aux testicules, et vice versa.

Norbert se détendit complètement en soupirant d'aise. Bon sang, cette salope connaissait son affaire ! Il ne put retenir un grognement lorsqu'elle l'engloutit dans sa bouche. A mesure que son gland turgescent se frayait un chemin dans le creux du palais délicat, il recouvrait sa vigueur.

Minochka leva la tête pour lui adresser un sourire gourmand, puis retourna à son ouvrage. Des soubresauts pelviens et le contact de la première goutte de sperme contre sa luette lui indiquèrent le moment opportun.

Vive comme un jeune animal, elle se releva brusquement, appliqua son rasoir sur le méat qui toussait un flot séminal, puis, d'un geste net, trancha en deux le membre dans le sens de la longueur.

Dans l'extase d'un orgasme innommable, Norbert Laymon, génial écrivain méconnu, mourut en hurlant un déchirant mélange de cris de jouissance et de cris d'horreur.

********

Bowmanof ne remarqua pas la couleur violacée qu'avait prise sa victime. Les yeux exorbités, il posa ses mains frémissantes sur la calotte osseuse qu'il avait découpée. Ses doigts glissèrent sur l'os sanguinolent et il jura entre ses dents. Il introduisit alors ses ongles dans le trait de scie et souleva. Avec un bruit de botte s'arrachant à la boue, le cerveau apparut, énorme demi-noix grise et molle, sous la protection luisante de la pie-mère. Une grosse artère palpitante se ramifiait du front vers l'occiput, l'emprisonnant sous un dense filet de vaisseaux sanguins.

Un voile noir obscurcit la vue de St Charles, puis s'éclaircit. La colère avait remplacé l'effroi. C'était une rage douloureuse qui l'agitait quand il contemplait cet organe fragile maintenant sans protection. Son cerveau. Ce malade n'avait pas le droit de tripoter ainsi ce qu'il avait d'essentiel. Il était anormal, inacceptable, que ce suppôt de Satan pût ainsi le réduire au rang de vulgaire mangeaille, s'en régaler comme d'un quelconque steak tartare à qui l'on ne demande que d'être frais. Lui, Alex St Charles, méritait mieux que cela ! Il avait aimé, souffert, prié. S'il existait un Dieu tout puissant, il ne pouvait tolérer...

Mais il existait un Dieu tout puissant ! Et il allait l'accueillir auprès de lui pour une éternité de félicité. C'était son angoisse qui le rendait fou, qui suscitait ce doute absurde...

Il n'avait jamais remis en question sa certitude d'une vie dans l'au-delà. Toute son existence avait été façonnée autour de cette conviction et des sacrifices qu'il s'était imposé pour mériter son entrée dans le royaume du Seigneur. La tâche avait été pénible, car il était veule et les désirs de la chair puissants. Malgré la solitude et la frustration, il avait pourtant su résister. Sa seule faiblesse avait été l'alcool. Mais comment aurait-il pu lutter sans lui contre la tentation en cette époque où le corps de la femme était partout exhibé ?

Et, pour la première fois, maintenant qu'il allait mourir, il n'était plus aussi sûr.

Et s'il n'y avait pas d'âme et pas de royaume du Seigneur. Pas d'existence hors l'étincelle de durée que nous accorde notre corps. Il l'aurait alors gaspillée en vain, se serait privé des joies qu'elle pouvait offrir dans l'espoir d'une récompense illusoire. L'idée qu'il allait peut-être cesser à jamais de ressentir, de penser, d'être, devenait, alors, insoutenable.

St Charles gonfla ses poumons à les faire éclater. Dans la cheminée, la longue marmite dégageait une odeur d'aromates qui l'enivra, un délicieux fumet qui emplit sa bouche de salive. Le crépitement des bûches se mêlait aux premiers bouillonnements de l'eau pour composer une subtile mélodie sur le rythme lancinant de son pouls.

D'une main tremblante, Bowmanof tendait une longue cuillère en argent vers la masse grise et vivante servie comme dans un bol. La coupelle luisante s'enfonça sans effort, le comte la ressortit pleine d'une substance blanchâtre. Avec une expression extatique, il pressa la bouchée entre sa langue et son palais.

D'incontrôlables spasmes musculaires agitaient la cuisse droite de St Charles. Jaillissant des tiroirs oubliés de sa mémoire, la voix ronronnante de son professeur d'anatomie, en faculté de médecine, revint ânonner aux oreilles du docteur.

La boîte crânienne abrite les organes précieux et vulnérables de l'encéphale. Ils sont au nombre de trois :

- Le cerveau.

- Le cervelet.

- Le tronc cérébral.

Le cerveau est de loin le plus important en volume. Il est divisé en deux hémisphères eux-mêmes divisés en quatre lobes. Le lobe frontal est le siège des aires motrices qui commandent les mouvements volontaires. Juste derrière, dans le lobe pariétal, se trouvent les aires sensitives. Vient ensuite le lobe temporal qui renferme l'aire auditive, l'aire gustative et l'aire olfactive. Les stimuli perçus par l'oeil sont, eux, transmis à l'aire visuelle située dans le lobe occipital.

Bowmanof replongea sa cuillère et une âcre odeur d'acier brûlé emplit les narines de St Charles.

La couche cellulaire extérieure du cerveau, de quelques millimètres d'épaisseur, est appelée le cortex. Elle en est la partie la plus évoluée, le siège de fonctions supérieures telles que la conscience, la mémoire, la pensée et la volonté. Le cervelet, logé sous le cerveau, au-dessus de la nuque, contient des noyaux qui coordonnent les contractions musculaires. Une lésion grave du cervelet se traduira par

par

par

par

La voix s'était éteinte. Mais de quoi avait-elle bien pu parler ? St Charles était sûr que c'était important, que cela le concernait directement. Il avait beau chercher, rien ne revenait.

Le type derrière lui, mais comment s'appelait-il déjà ? , se goinfrait comme un enfant qui a peur de se voir retirer son assiette de dessert. En face de lui, le corps pris dans les sangles, son corps, tressautait, comme secoué de la danse de Saint-Guy. La paupière de son oeil droit se ferma et il ne put rien faire pour la relever. D'étranges sensations se fixaient au hasard sur sa peau. Sa joue était glacée et son front broyé par un étau. Une main tiède se posa sur son ventre et une pointe incandescente s'enfonça dans sa poitrine. Le désespoir le submergea, puis l'euphorie, elle-même remplacée par un insupportable sentiment de culpabilité.

D'un coup tout devint noir. Les bruits de déglutition, derrière lui, prirent un relief assourdissant. Des lambeaux de souvenirs remontaient à la surface de sa conscience, visages, paysages, émotions, avant de s'évanouir sans qu'il pût les retenir.

Les sons qui l'assaillaient perdirent leurs sens. Tout perdit son sens. Il fut encore, le temps d'un fragment d'éternité, une galaxie diffuse d'indécodables sensations.

Elle s'éteignit.

Bowmanof écarta délicatement la grosse artère qui battait toujours. Avec un frisson de plaisir, il plongea sa cuillère dans la masse plissée du cervelet. Elle lui fut arrachée des mains. Les fixations de la mentonnière métallique n'avaient pas résisté à la brutale tension du cou de St Charles. Tous ses muscles s'étaient gonflés et continuaient de se contracter. Un à un, les tendons qui les reliaient aux os lâchèrent avec un froissement de soie déchirée.

Quand le coeur cessa de battre, d'énormes boules dures comme de l'acier boursouflaient la peau du cadavre.

********

Minochka se hâta d'aller ouvrir la lourde porte en bois. Elle découvrit un jeune couple d'amoureux. La nuit tombante l'empêchait de voir leur visage.

Le jeune homme prit la parole :

- Pardonnez-nous de vous déranger, mais nous nous sommes perdus dans ces collines et nous aimerions connaître le chemin du village le plus proche.

- Veuillez entrer... Mon époux vous renseignera plus sûrement que moi. Il sera à vous dans quelques instants.

La jeune fille fit mine de protester :

- Mais nous ne voulions pas...

- N'ayez aucune crainte. Vous n'êtes pas les premiers égarés que nous accueillons. D'ailleurs, ce genre de visites nous aide à lutter contre la solitude.

Les deux personnes échangèrent un bref regard, puis franchirent le seuil.

- Je présume que vous aspirez à vous rafraîchir et à vous restaurer, poursuivit Minochka. S'il vous sied de me suivre, notre humble demeure est à votre disposition. Malgré sa rusticité, vous pourrez vous y reposer jusqu'à demain. Et puis ( un sourire tendit ses lèvres) mon époux est très fier de sa table. Il souhaitera certainement vous en faire partager les joies.

Le couple lui emboîta le pas. Soulagée, la jeune fille arborait un large sourire. Son compagnon, quant à lui, lorgnait la jolie paire de fesses de leur bienfaitrice qui lui mit autant l'eau à la bouche que l'appétissante odeur de pot-au-feu qui se répandait dans la maison.

A l'extérieur, les premiers flocons de l'hiver tombaient.

FAIM


© Hors Service le 24/06/99