Le Chasseur

Patrick Lachèze

Illustrée par J-C Maréchal

Illustration J-C Maréchal

L'oiseau plonge brusquement vers les grands rochers blancs étincelants de soleil et disparait. L'air est lourd comme du plomb, la chaleur semble augmenter au fur et à mesure que s'égrènent les secondes. L'oiseau jaillit dans un éclair blanc, ses larges ailes amplement déployées. Il plane longuement au dessus des dunes de sable roux, passant et repassant inlassablement sur la grève immense, glissant à la surface de l'océan comme une voile blanche.

L'homme, allongé dans le sable brûlant, ne le quitte pas des yeux.

L'oiseau vire au dessus des vagues lentes qui viennent clapoter sur la rive, poursuivant son interminable périple, semblant narguer son guetteur immobile.

Maudit. Maudit oiseau.

L'homme n'a pas bougé depuis des heures. Depuis des heures, il attend. Seul son visage se déplace parfois, imperceptiblement. Nu dans le sable, cuisant sous le soleil écarlate, l'homme attend que l'oiseau se pose. L'homme attend que l'oiseau s'approche de son corps immobile. Il est brûlant de fièvre, et ses yeux ont de plus en plus de mal à suivre les mouvements de l'oiseau. Ses tempes bourdonnent, comme si sa tête allait éclater.

L'oiseau tourne dans le ciel, infatigable. Le soleil s'amuse avec la mer. Chaque vaguelette étincelle comme un diamant, et l'oiseau plane en silence au dessus des rochers blancs. L'oiseau joue avec le ciel, et le soleil, et la mer.

Maudit oiseau.

L'homme a les yeux rouges et pleins de larmes. Tout son corps est couvert de sueur, sa peau est rouge comme du sang. Il adu sable dans la bouche, dans les oreilles, partout. La peau nue de ses cuisses et de ses fesses lui parait sur le point de se détacher, de partir en lambeaux... Son regard ne quitte pas le point blanc, là bas, entre les dunes.

L'oiseau monte très haut. Il monte vers le soleil. Le soleil qui brûle les yeux.

L'homme ferme ses paupières et baisse la tête vers le sable. De grosses larmes coulent sur ses joues, qu'il boit doucement du bout des lèvres. Le goût de sel de sa peau avive encore sa soif.

Maudit oiseau.

L'homme rouvre lentement les yeux, cherchant à repérer l'oiseau. Où es-tu passé, maudit oiseau ? Où... Ah ! J'ai mal aux yeux. Mal. Si mal. Où es-tu ? Où es-tu ? Maudit. Maudit. Montre-toi.

Le ciel est vide au dessu de la mer. Et vide près des grands rochers blancs. Et vide sur les dunes. Vide. Vide. Vide. Où es-tu, oiseau ? Reviens.

L'oiseau ne revient pas. Le ciel reste vide et silencieux. Seul demeure le léger clapotement des vagues, et lme crissement du sable sous le corps de l'homme épuisé.

Maudit oiseau. Où donc te cahces-tu ? Oh ! Pourquoi ne reviens-tu pas ? Et pourquoi ne te poses-tu pas ? Il y a des heures que tu tournes dans le ciel, des heures que je te guette en vain. Approche. Viens près de moi. Viens.

Mais l'oiseau ne vient pas.

L'homme scrute l'horizon, loin, très loin, sur la mer. mais il n'y a rien, sur la mer. L'homme est seul dans le sable brûlant. Le soleil hurle sa joie au ciel immensément rouge. Où donc est passé ce maudit oiseau ? L'homme a l'impression que son corps n'est plus qu'une énorme boule de feu. Son sexe frottant contre le sable est gorgé et brûlant. Il faut que cet oiseau revienne. Il faut qu'il se pose. Il faut qu'il...

L'oiseau jaillit soudain entre les dunes, venant de nulle part. Il passe quelques mètres au dessus de l'homme, ses grandes ailes blanches largement déployées. Il plane un court instant sur les flots étincelants, puis vire majestueusement et vient se poser sur le sable.

L'homme s'est fait statue. Entre ses paupières à demi closes, il observe l'oiseau qui le nargue.

L'oiseau avance lentement dans le sable. Ses pattes se soulèvents et s'abaissent, régulièrement. Ses ailes repliées battent parfois, comme s'il était sur le point de s'envoler. Pourvu qu'il ne s'envole pas... Il s'approche, pas à pas, sans autre bruit que le crissement ténu de ses pattes dans le sable, et le battement énervant de ses grandes ailes blanches. Viens, oiseau blanc, viens. Plus près. Encore plus près.

L'homme sent la sueur ruisseler en cascade sur son visage. Toute sa peau est à vif, mais il ne s'en soucie pas. Viens. Viens. Encore plus près.

L'oiseau tourne en rond autour du grand corps nu. A chaque tour, le cercle diminue imperceptiblement. L'oiseau regarde l'homme immonile de son oeil rond et intrigué. Il est si proche, maintenant. Si proche.

L'homme a l'impression que son coeur cogne à grands coups dans sa poitrine, comme s'il allait éclater. Il a la tête en feu, et les muscles de ses jambes sont noués par l'immobilité. L'homme est de pierre. Il est là, couché dans le sable brûlant, sans qu'un seul de ses cils ne tressaille. Approche encore un peu, maudit oiseau. Approche.

L'oiseau penche légèrement la tête et contemple l'homme étendu près de lui. Ses yeux vifs ne quittent pas le corps immobile, comme s'ils guettaient un mouvement. Mais l'homme ne bouge pas. L'oiseau, intrigué et curieux, fait un pas de plus. L'homme ne bouge pas. L'oiseau penche sa tête encore plus bas, comme s'il était vraiment très étonné. Il bat doucement des ailes, et ses plumes blanches frémissent. L'homme ne bouge pas. L'oiseau glisse son bec dans l'épaisseur de ses plumes et se gratte, l'oeil fixé sur la forme allongée dansle sable. L'homme ne bouge pas. Alors l'oiseau s'avance, et saute sur la tête de l'homme qui s'anime brusquement.

Mais il est trop tard.

L'homme comprend qu'il a attendu trops longtemps, qu'il aurait fallu pouvoir agir plus tôt. Tout son corps est endolori, et il lui est pratiquement impossible de faire le moindre mouvement. D'un effort terrible, il lève un bras ankylosé pour tenter de repousser l'oiseau.

Mais il est trop tard. Beaucoup trop tard.

Les griffes de l'oiseau labourent le crâne de l'homme qui se met à hurler, en essayant de se débattre. Les griffes cherchents les yeux de l'homme, et les trouvent. L'homme hurle encore plus fort lorsqu'il sent les griffes crever ses orbites, et pénétrer loin, si loin, jusque dans son cerveau.

Le corps nu de l'homme est parcouru de soubresauts convulsifs pendant quelques instants, puis s'immobilise dans une position grotesque.

L'oiseau déploie ses grandes ailes blanches, comme un drapeau, et se dresse sur sa victime, face au soleil. Sa patience et son habileté ont une fois de plus été récompensés. Comme les autres vont l'acclamer et l'admirer ! Il peut être fier. C'est lui qui a eu le Dernier.

Il est vraiment le plus grand chasseur.


© Hors Service le 24/06/99