Une journée de congé bien remplie

Dominique Rémond

Illustrée par Frédéric Grivaud

Illustration de Frédéric Grivaud

Samedi midi, au bureau, je lis le journal. J'apprends que dimanche, il y a un bric à brac à Mézilles. Huit cents exposants. Des milliers de visiteurs. Sécurité prise en charge par la Croix-Rouge, la Gendarmerie et les Sapeurs-Pompiers. Vastes parkings mis en place. Organisation prévue pour l'entrée et la sortie des véhicules. Nombreux stands de restauration. Toilettes et cabines téléphoniques installées. Centre d'accueil pour les visiteurs. Une heure de trajet pour moi. Pas de problème, je dis. J'irai. Je pourrai trouver des livres. De poche. Pas chers. Ou introuvables. Les gogos qui vendent ne connaissent pas ce qui n'est plus édité. Il faut que j'y aille tôt, je me dis, sinon il y a des salauds qui vont tout piquer. Remarque, le soir c'est bien aussi. Juste avant que ça ferme. Les mecs en ont tellement marre qu'ils vous filent tout pour une bouchée de pain. Oui mais prendre le risque de manquer des affaires pendant la journée m'embête trop. Bon, j'irai tôt le matin. Il faut que je mette le réveil pour demain.

Dimanche matin, je me réveille. Mince, il est onze heures. Je suis pourtant certain d'avoir mis le réveil en route. Ce n'est pas possible, il y a quelqu'un qui est venu le débrancher pendant que je dormais. Ou alors, ce sont eux. Ils croyaient que je ne saurais pas, que j'aurais des doutes. Que je penserais avoir oublié de pousser le bouton d'alarme. Mais là, je suis sûr de l'avoir fait. C'est une erreur de leur part. Normalement, ils font leurs coups en douce. Sans qu'on ait jamais de certitude de leurs interventions. Ça leur est fatal. Bon, mais évidemment, je n'ai pas de preuve. J'aurais dû me filmer en train d'enclencher le réveil. Ils auraient été possédés. J'aurais pu mettre en évidence leurs tricheries. Mais non, je suis idiot. Dans ce cas, ils n'auraient rien fait. Ils auraient fait attention. Je devrais me filmer vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comme ça, ils ne pourraient pas tenter de me faire croire que je n'ai pas fait ce que j'ai bien fait. Oui, mais ils tenteraient de m'avoir quand je changerais de bandes. Ou alors, ils brouilleraient ce que j'aurais enregistré, comme si la pellicule était de mauvaise qualité, ou comme si la caméra avait été mal utilisée. Je pourrais me filmer en train de regarder les films des heures précédentes. Mais je ne pourrais pas me filmer en train de me filmer. Et je ne m'en sortirais jamais avec tous les films à conserver et à visionner. Et ça servirait à rien. De toute façon, ils ont d'autres stratagèmes.

Bon, il faut que je me lève. Si on ne fait pas attention, le temps passe vite. Je prends ma douche. L'eau est chaude. Heureusement, ils m'ont pas dérèglé le chauffe-eau. Mais il fait froid en sortant. C'est normal, j'avais coupé le chauffage exprès. Je m'étais dit qu'ils allaient peut-être inverser la commande. Ils ne se sont pas fait avoir. Tant pis. Vite séché, vite à la cuisine. Et mince, il n' y a plus de café. Non, ici, c'est moi le responsable; j'ai oublié d'en acheter la semaine dernière. Je ne suis pas paranoïaque, tout de même; je ne les accuse pas de tout. Donc, tout va bien. Tant pis pour le petit-déjeuner. Allez, j'y vais.

Onze heures trente. Ma voiture démarre au quart de tour. Normal, je fais faire une révision spéciale tous les soirs. Cela me coûte un maximum, mais ainsi, je suis tranquille. Je n'arrive pas en retard au boulot, à cause d'une voiture qui ne veut rien entendre, même les coups de pieds dans les pneus ou la carosserie. Bien, pas de grève des routes, je me dis en rigolant. C'était la blague préférée d'un ami à l'armée. Lui, il prenait toujours le train. Et il faisait croire à ceux qui avaient des voitures qu'il y avait des grèves des routes. C'était débile, évidemment, puisque les routes n'ont pas le droit de grève. Mais à l'armée, on n'est pas difficile. C'est vrai qu'on se marrait bien.

Midi trente. J'arrive à Mézilles. Zut, il pleut à verse. Là, ils ont sorti la grosse artillerie. Tout d'un coup, je comprends le coup du réveil. La pluie n'était pas prête, alors ils se sont arrangés pour je n'arrive pas trop tôt. Bon, je vais faire un tour tout de même. Evidemment, les vendeurs ont caché les livres sous des bâches. Et je ne peux pas voir ce qu'ils ont à vendre. Bien sûr, les vendeurs sont couverts. Je veux dire, grâce à la pluie, ils peuvent prétendre que les bâches servent à ce que les livres ne soient pas mouillés. Et ainsi, il n'y a pas de contradiction apparente avec la trame de réalité présentée. Mais moi, je ne suis pas dupe. Je sais bien que c'est le contraire. Ils ont fait tomber la pluie afin que les acteurs-vendeurs puissent mettre les bâches, pour que je ne puisse pas acheter de livres. Bon, j'attends un peu. Ils vont peut-être se lasser de ce petit jeu.

Une heure après, il pleut toujours. Le problème avec eux, c'est qu'ils n'en ont jamais marre. Ils sont malins, mais lourds, sans imagination ni élégance. Quand ils trouvent une idée nouvelle de piège, ils la prolongent tant qu'elle peut durer. Mais de toute manière, ils ne m'ont eu qu'en partie. J'ai pris mon parapluie. Donc je suis au sec. Bon, c'est vrai, quand je me décide à partir, au lieu de livres, je rapporte dans ma voiture les dix centimètres de boue qui sont sous mes chaussures. Mais ce n'est pas grave, cela sèchera. Il ne faut surtout pas se laisser décourager. Sinon, ce sont eux qui s'en trouvent encouragés. Quand on hausse des épaules, que l'on siffle, et que l'on dit tout haut "Ce n'est rien", ils sont très vexés et pris de court. Allez, en route. J'ai un rapport à recopier en trente-cinq exemplaires pour le bureau.

Quatorze heures trente. J'arrive chez moi, les vêtements plutôt humides. Je regarde par la fenêtre. Evidemment, il ne pleut plus. Et bien tant mieux, je me dis. C'est toujours cela de pris. Tiens, bizarre, il pleut à nouveau. J'ai un peu faim. J'ouvre le frigo. Il n'y a presque plus rien. Je devais faire les courses ce matin. Mais je n'ai pas pu, je me suis réveillé trop tard. Et le dimanche après-midi, les magazins sont fermés. En fait, il n'y a que le dimanche matin que je puisse faire mes courses. Tous les autre jours, je dois aller au bureau. Et quand je rentre, les magazins viennent juste de fermer. Le chef refuse tout le temps de me laisser partir plus tôt. Ce n'est pas grave, je dis tout fort, je ferai mes courses dans une semaine. Le problème, je me dis tout bas, c'est qu'il n'y a vraiment plus rien. Juste quelques œufs. Et des pâtes dans le placard. Evidemment, si je n'avais pas été à Mézilles ce matin, j'aurais à manger. Bon, mais sous cette hypothèse, des livres me seraient peut-être passés sous le nez. Parce qu'il n'aurait peut-être pas plu. Là au moins, je sais. Mais avant que j'arrive? Il ne pleuvait peut-être pas. Qui sait, si des trésors de livres de poche ne sont pas partis?

Dix-sept heures trente. J'ai recopié mon rapport en vingt exemplaires. Je jette discrètement un coup d'œil par la fenêtre. La pluie s'est arrêtée. Je ne dis rien. Je me précipite hors de l'appartement. Et je roule à toute allure.

Dix-huit heures vingt. J'arrive à Mézilles. Il ne pleut pas. Bien sûr, je n'ai rien dit, donc je les ai pris par surprise. Ils pensaient avoir le temps de réemplir les réservoirs de pluie. Malgré tout, je n'ai pas beaucoup de temps. Ils doivent déjà être occupés à brancher les réservoirs de secours. Des voitures-actrices essaient de me ralentir. Il y en peu au début. Seulement quelques unes avaient été laissées en prévision, à tourner en rond. Un petit nombre d'acteurs-acheteurs attendait également sur place. Quand on n'est pas là, ils font des économies de personnel. Et même certains lieux, qui ne sont pas exposés au risque de visites surprises, sont totalement vides. Par exemple, au Japon ou au Canada, il n'y a personne. Les trajets pour ces destinations sont assez longs. C'est uniquement lorsque l'on décide de s'y rendre, qu'ils mettent en place, à toute vitesse, décor et figurants. Ici, le temps serait trop restreint pour installer les stands et faire venir des acteurs-vendeurs. Ceux-là sont donc obligés de rester toute la durée du prétendu bric à brac. Je pense qu'ils doivent même prévoir quelques acteurs-clients, qui achètent véritablement des livres, avant que je n'arrive, et sans que je ne le sache. Ainsi, des affaires m'échappent. Ici, je dois reconnaître que c'est réellement du grand art : faire du spectacle même lorsque je ne suis pas là. Juste pour que je me dise que je manque des occasions quand je ne suis pas sur place.

Dix-huit heures cinquante. Je peux enfin me garer. Pendant qu'un camion-acteur me bloquait, un grand nombre d'acheteurs supplémentaires ont pu être envoyés. De plus, le ciel est maintenant bien gris. Je dois vraiment me dépêcher. Je me glisse avec légèreté entre les stands. Et je vois quelques livres. Cette fois, les acheteurs sont bien obligés de me vendre ce qui est exposé. Bien entendu, certains essaient de tricher, de prétendre qu'ils n'ont plus de monnaie, ou qu'ils sont occupés avec d'autres clients. Ces mesquineries ridicules sont destinées à me ralentir, mais je parviens à trouver des astuces pour les déjouer. Je me demande: les acteurs sont-ils des gogos, ou bien sont-ils obligés de jouer le rôle de gogos? Ensuite, pas de surprise, un flot de faux badauds, qui traînent et piétinent en tout sens, ne cessent d'encombrer les rues, afin de rendre difficile toute progression. Mais je trouve des passages pour me faufiler, en me précipitant vers les espaces qu'ils ont oublié de combler. Par ailleurs, la géométrie labyrinthique de la disposition des stands semble avoir été établie pour m'égarer. Mais je trace mentalement un trajet de parcours idéal. Il y a cependant de plus en plus d'acteurs-acheteurs. Des centaines ou des milliers, je ne sais pas. Pour moi, c'est la même chose.

Dix-neuf heures trente. Grosse averse. Ils sont parvenus à brancher les réservoirs de secours. Je n'ai pas eu le temps de tout voir. Etant donné qu'ils doivent être très énervés de s'être fait surprendre, cela va durer un bon bout de temps. Je m'attends au pire. Les vendeurs sont tout contents. Ils peuvent enfin remettre leurs sales bâches. Je vais partir. J'ai quelques exemplaires de mon rapport à terminer. Et là, je comprends leur dernier artifice pour essayer de me pièger. Des centaines de voitures commencent à partir en même temps. Des embouteillages énormes commencent à se dessiner sur la route que je dois prendre. Pas de problème, je dis. Je vais attendre. Et je vais en profiter pour manger quelque chose. Evidemment, les stands sont pleins. Je peux cependant commander un sandwich et un verre de vin. Mais, il n'y a plus de place à l'abri, sous les toiles de tente. Tant pis, je me dis. Et même tant mieux: ainsi, je ne serai pas serré contre les autres. J'ai tout l'espace que je veux, debout sous la pluie. Le problème est que je suis parti tellement vite de chez moi, que j'ai oublié mon parapluie. Mais je peux surveiller les voitures qui partent. Faute de contrôle, ils sont capables, par économie, de faire passer plusieurs fois le même véhicule-acteur.

Vingt heures trente. L'état du trafic n'a pas évolué. Mais je dois vraiment partir. J'aurais dû le faire dès le début. Parvenu à la voiture, une grande idée me traverse l'esprit. Une petite route communale part à gauche. Elle ne correspond absolument pas à la direction que je dois suivre, mais elle est presque désertée. Ils ne se fatiguent pas à bloquer toutes les routes. Ils n'avaient pas prévu que j'irais choisir la communale. Mais je la prends. Avec un petit détour de quinze kilomètres, je peux rentrer chez moi, tout en évitant les bouchons. Dans la voiture, je jubile. Je les ai possédés!

Vingt-deux heures. J'arrive chez moi. Parfait, je dis, j'ai l'estomac plein et plus que quinze exemplaires à recopier.

Minuit dix. Parfait, j'ai terminé. Une petite douche, et au lit. Je me lève à six heures demain-matin, pour le bureau. Avant de me coucher, je sors de mon sac les cinq livres que j'ai achetés à Mézilles. Je les mets dans ma petite bibliothèque. Flûte, je les avais déjà. Ce n'est pas grave, c'était une bonne affaire. Et de toute façon, je n'ai pas le temps de les lire. J'éteins et j'essaie de m'endormir. Je me dis : c'était une bonne journée. Il faut savoir profiter des plaisirs de la vie. Vraiment, encore une journée de congé bien remplie.

Illustration de Frédéric Grivaud


© Hors Service le 24/06/99