La Question de Madame Pandore

Philippe Heurtel

Illustrée par Frédéric Grivaud

Confortables et silencieux, puissants et légers,
les aspirateurs KaDick vous éblouiront par leurs performances
S'ils sont utilisés conformément au mode d'emploi,
la poussière ne reviendra pas.

Illustration Frédéric Grivaud

A Isaac Asimov,

qui a découvert la véritable origine des histoires drôles.

1.

- Bonsoir Professeur Dumont.

Le Professeur Dumont fit un bond sur sa chaise.

- Oh! Bonsoir Madame Pandore. Je ne vous avais pas entendue entrer. Vous allez bien?

Méditant sur l'inattention des savants au travail, Madame Pandore commença à promener son plumeau à travers le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie.

De tous les laboratoires de l'Université, ce n'était pas celui qu'elle aimait le plus. Elle préférait nettoyer le laboratoire de chimie, par exemple: ces récipients de verre en forme de vaisselle évoquaient sa cuisine et la rassuraient un peu. Pas comme ces écrans, ces claviers de machine à écrire et tous ces engins crachant continuellement des kilomètres de papier perforé chargé de signes cabalistiques.

En revanche, elle aimait beaucoup le Professeur Dumont, car ce dernier se faisait toujours un devoir et un plaisir de répondre à ses questions. Et Madame Pandore avait toujours des questions, terre à terre mais néanmoins scientifiques, à lui poser: qu'est ce qui fait briller le soleil, pourquoi on ne peut pas mélanger l'eau et l'huile, qu'est-ce que la foudre? Les réponses s'immisçaient parfois fort loin dans les domaines de la physique, de la chimie ou de toute autre science. Pourtant, rares étaient les chercheurs de l'Université qui daignaient accorder leur attention aux interrogations d'une simple femme de ménage. Et parmi ceux qui daignaient quand même, très peu parvenaient à fournir des explications compréhensibles et sans simplification abusive. En fait, une seule personne réunissait ces deux qualités : c'était le Professeur Dumont, le biomathématicien du Département d'Exobiologie.

Aussi Madame Pandore s'adressait-elle directement à lui lorsqu'elle avait une question à poser.

Ce qui ce soir-là était justement le cas:

- Professeur Dumont, d'où vient la poussière?

Le Professeur Dumont leva la tête de son écran et considéra la question de Madame Pandore :

- D'où vient la poussière? Ma foi, c'est une bien étrange question que vous me posez là. D'où vient la poussière…

- Parce que, vous voyez Professeur Dumont, moi la poussière je la vois tout le temps. On a beau faire le ménage, il en revient encore et encore. Mais toute cette poussière qui s'accumule tous les jours, elle doit bien venir de quelque part, non?

Le Professeur réfléchit quelques instants.

- Hmm… C'est exact… Et c'est en vérité très simple. Tout d'abord, qu'est-ce que la poussière? C'est de la terre desséchée réduite en infimes particules très légères, et de la poudre très fine résultant de l'effritement des corps solides. Or, elle se trouve partout au dehors, sur le sol et en suspension dans l'air. Donc, à chaque fois que nous ouvrons une fenêtre, il en rentre une certaine quantité, qui se dépose à terre sous l'effet de l'humidité ambiantecar les molécules d'eau alourdissent les micro particules auxquelles elles se fixent. Et lorsque nous entrons chez nous, nous déposons la poussière qui s'est collée à nos chaussures. Cette explication vous convient-elle, Madame Pandore?

Madame Pandore eut une moue dubitative:

- Mais est-ce que ça suffit à expliquer les quantités qui s'accumulent dans les maisonsdès qu'on arrête de faire le ménage pendant quelques jours ? Et toute cette poussière au dehors, est-ce que la terre desséchée et l'effritement des corps suffisent vraiment à l'expliquer?

Le Professeur Dumont réprima un petit sourire de satisfaction. Cette femme pratiquait la maïeutique à son encontre à la manière d'un monsieur Jourdain.

- Et si, en me basant sur la théorie que je viens d'exposer, j'effectuais une simulation numérique dont les résultats concordent avec l'expérience, seriez-vous convaincue?

Le visage de Madame Pandore s'éclaira(le professeur Dumont lui avait expliqué un jour ce qu'est une simulation numérique):

- Oh! Bien sûr Professeur Dumont! Mais je ne veux pas abuser de votre temps…

- Tss! Tss! Bien au contraire, c'est un problème de simulation d'un système stochastique très intéressant. J'ai bien envie de le donner en exercice à mes étudiants…

Le chercheur leva les yeux au plafond et enfouit son menton dans le creux de sa main.

- Hmm… Voyons… Soit Em l'épaisseur moyenne d'une couche de poussière accumulée pendant une durée D sur une surface S… Et si, en première approximation, on ne considère que la densité de particules dans l'air, et qu'on néglige les effets du libre parcours moyen …

Le Professeur Dumont se mit à son ouvrage, et Madame Pandore au sien, certaine d'avoir sa réponse dès le lendemain soir.

2.

Le lendemain soir, lorsqu'elle pénétra dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie, Madame Pandore vit tout de suite que quelque chose n'allait pas: le Professeur Dumont était perplexe. Très perplexe. D'habitude, quand un problème lui résistait, il se mordillait le bout de l'ongle de l'index gauche. Or, ce soir-là, il se mordillait l'index et le majeur.

- Quelque chose ne va pas, Professeur Dumont?

- Hmm… Je n'ai pas trouvé la réponse à votre question, Madame Pandore.

La bouche de Madame Pandore s'arrondit pour dessiner une forme dont la circonférence était très proche de 2pR:

- Oh?

C'était un fait sans précédent!

- Les résultats de mes simulations restent en deçà de la réalité. Il faut donc que j'affine mes hypothèses. Mais je vais trouver, Madame Pandore, je vais trouver…

Sa foi dans la Science et dans le Professeur Dumont recouvrée, Madame Pandore sortit son plumeau et se mit au labeur.

3.

Le lendemain soir, et bien qu'il fût fort tard, le Professeur Dumont se trouvait toujours dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie. Il avait de larges cernes sous les yeux, et il se mordillait l'index, le majeur et l'annulaire.

Madame Pandore prit une mine compatissante:

- Vous n'avez pas encore trouvé, Professeur Dumont?

- Non, toujours pas. J'y travaille sans relâche depuis deux jours, mais ma théorie ne colle toujours pas à la réalité: il y a trop de poussière. Et pourtant, j'ai essayé de prendre en compte toutes les sources naturelles de matière imaginables, et j'ai négligé le moins de termes possibles dans mes équations différentielles.

- Et quand pensez-vous que…?

Le Professeur Dumont poussa un profond soupir:

- Bientôt, je l'espère. Demain matin, je vais parler de mon problème au Docteur Herman. C'est un spécialiste en physique quantique et en cosmologie, qui mieux que d'autres a l'art de débusquer les paramètres cachés.

Le Professeur Dumont abattit son poing sur la table:

- Et je vais mettre sur le coup un de mes étudiants en mathématiques appliquées. Avec ses compétences en programmation, il décèlera peut-être des bugs dans mon logiciel de calcul numérique.

Madame Pandore sortit son plumeau, impressionnée par l'ampleur que prenait cette affaire.

4.

Le lendemain soir, le Professeur Dumont n'était plus seuldans le laboratoire. Un colosse à la barbe étonnamment fournie et un jeune homme aussi maigre que les verres de ses lunettes étaient épais, noircissaient avec lui des pages entières de formules et de tableaux de chiffres. De temps à autre, l'un d'eux grommelait que c'était "encore trop faible", et qu'il "fallait trouver autre chose".

Madame Pandore comprit ce qu'il en était. Aussi fit-elle le ménage aussi discrètement que possible, pour ne pas perturber les pensées des trois hommes.

5.

Le lendemain soir… Le lendemain soir, on aurait dit que toute l'Université s'était donnée rendez-vous dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie. Par groupes de trois ou quatre personnes, les chercheurs discutaient d'équations différentielles, de modélisation et d'intégrales convergentes; des graphiques défilaient sans discontinuer sur les écrans des dizaines ordinateurs disséminés un peu partout dans la grande salle; et dans le brouhaha ambiant, les imprimantes crachaient à n'en plus finir des colonnes de chiffres que plus personne ne prenait la peine de consulter.

Debout sur l'estrade, le Docteur Herman gesticulait et tonitruait. Derrière lui, sur le grand tableau noir, se chevauchaient à n'en plus finir des équations kilométriques. Avec ses bras écartés dont les larges moulinets accompagnaient ses explications, et les étudiants subjugués assis à ses pieds, Herman ressemblait à un prédicateur au plus fort de son sermondominical :

- Et si l'on tenait compte de la masse cachée de l'Univers? Quatre-vingt-dix pour-cent de la masse de l'Univers est composée de cette fameuse matière noire que l'on n'a pas encore détectée, alors peut-être que…

Madame Pandore s'abstint de demander où en étaient les recherches, tant la réponse était évidente.

Et comme on était vendredi, et qu'on ne pouvait pas se déplacer dans le laboratoire sans se faire bousculer ou mettre le pied sur un listing d'ordinateur, voire sur l'ordinateur lui-même, elle décida que le ménage attendrait jusqu'à lundi.

6.

Le lundi soir, soit une semaine exactement après qu'elle eut demandé au Professeur Dumont d'où venait la poussière, Madame Pandore entra comme d'habitude dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie.

Il y avait toujours autant de monde, mais l'enthousiasme avait abandonné les universitaires comme les bulles un cachet effervescent plongé dans un verre d'eau. Certains chercheurs se tenaient la tête entre les mains, la mine morose, dans un état de complète apathie. D'autres étaient assis devant leurs stations de travail, l'œil hagard, comme hypnotisés par leur machine.

Le Professeur Dumont s'obstinait à lire les dernières réponses des scientifiques du monde entier qu'ils avaient sollicités via Internet. Mais le cœur n'y était pas, et il suffisait de voir son visage défait pour deviner la teneur des réponses reçues.

Le Docteur Herman était assis sur le bord de l'estrade, ses longues jambes repliées en accordéon; il jetait mécaniquement des petits morceaux de craie sur le sommet d'un listing enchevêtré de près d'un mètre de hauteur, qu'une imprimante subitement prise de démence avait débité dans un dernier sursaut d'agonie, avant de rendre l'âme.

Madame Pandore examina les traits tirés de tous ces gens, ainsi que les gobelets à café qui s'élevaient en tas sur le sol comme autant de tertres funéraires. Les plus brillants cerveaux de l'Université avaient travaillé tout le week-end sur sa question, en vain: on ne savait toujours pas d'où venait la poussière.

Elle commença à remettre de l'ordre dans le laboratoire. Et tout en travaillant, elle réfléchit à son tour au problème. Non qu'elle eut la prétention de trouver elle-même la solution, non, quelle drôle d'idée. Mais elle se sentait responsable de tout ce remue-ménage et de tout ce désespoir, aussi pouvait-elle bien à son tour porter sa part du fardeau.

Quand elle eut jeté dans un très grand sac poubelle le dernier gobelet en plastique, et traqué l'ultime grain de poussière, elle s'assit devant le grand tableau noir, recouvert de nouvelles équations toujours aussi kilométriques. Elle s'éclaircit la gorge par un petit toussotement, et annonça à l'assemblée:

- Je crois que j'ai eu une idée.

Tout le monde releva la tête: les mathématiciens, les statisticiens, les programmeurs, les géologues, les physiciens, ainsi qu'un philosophe qui s'était aventuré en dehors de son milieu naturel. Une petite lueur d'espoir se remit à briller dans les prunelles éteintes. Au point où ils en étaient... Un grand silence se fit dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie. Même les imprimantes encore en état de marche n'osaient plus émettre le moindre crépitement.

- En fait, ça m'est venu en nettoyant la plaque qui est accrochée à la porte du laboratoire. Le Professeur Dumont m'a expliqué un jour ce que c'est que l'exobiologie: vous étudiez les possibilités de vie extraterrestre sur d'autres planètes. Et soudain, je me suis dit que comme vous n'arrivez pas à trouver de cause naturelle à l'origine de la poussière, c'est que son origine est artificielle. Et donc que c'est une civilisation extraterrestre qui introduit la poussière sur notre planète. Comme dans une sorte de décharge publique, vous voyez?

Les chercheurs voyaient parfaitement. Ils s'animèrent soudain et se mirent à discuter entre eux à voix haute. Mais bien sûr ! Une origine artificielle de nature extraterrestre, donc inconnue, ne pouvait pas être intégrée dans leurs modèles mathématiques. Voilà qui expliquait pourquoi toutes leurs tentatives s'étaient soldées par un échec. Cela leur semblait tellement évident, désormais!

Parmi les questions qui fusaient de partout, l'une retint l'attention de tous:

- Si cette hypothèse est correcte, et s'ils s'aperçoivent que nous avons découvert le pot aux roses, quelle sera selon vous leur réaction ?

Le brouhaha se calma quelque peu. Un géologue, vaguement écologiste, suggéra:

- Ils pourraient décider d'arrêter complètement leurs déversements?

- Ou alors… Ou alors…, balbutia un physicien, ou alors ils n'auraient au contraire plus aucune raison de se retenir?

Les chercheurs s'entre regardèrent, comme pétrifiés.

Le Professeur Dumont passa la main sur la table que Madame Pandore avait nettoyée peu de temps auparavant et porta la paumedevant ses yeux : sa peau était recouverte d'une épaisse couche noirâtre.

Ses collègues l'imitèrent. Tous constatèrent le même phénomène.

Un silence consterné s'instaura dans le Laboratoire d'Informatique du Département d'Exobiologie.

Au bout de quelques minutes, quelqu'un osa enfin murmurer, d'une voix à peine audible :

- Ils n'ont pas perdu de temps…


© Hors Service le 24/06/99