Rigor Mortis

Alain Godon

Illustrée par J-C Maréchal & Olivier Schramm

Illustration Olivier Schramm

Ne transformez pas un moment de recueillement
en foire d'empoignes
Les pompes funèbres KaDick vous laissent tout à votre chagrin.
Sans danger si on l'utilise selon le mode d'emploi

En se réveillant, Bertrand s'évadait d'un cauchemar abominable, d'un cauchemar particulièrement abominable, et c'était bien la première fois de sa vie - il venait d'avoir vingt-cinq ans - qu'un tel rêve torturait son sommeil, d'ordinaire plutôt lourd et sans heurts. Il se couchait habituellement aux alentours de vingt-deux heures. Parfois, il parcourait une revue, généralement vieille d'un mois ou deux, empruntée dans la salle d'attente ; parfois c'étaient quelques pages d'un roman, Le Tour du monde en quatre-vingts jours, qu'il lisait. Mais cette période de lecture n'excédait jamais une demi-heure, au bout de quoi, les lettres se mettaient à papilloter et à sauter sur les pages comme des puces sur le dos d'un chien. Puis il restait immobile sur son lit, à regarder les taches d'humidité du plafond, jusqu'à ce que ses paupières le brûlassent. Alors il éteignait la lumière, et il s'endormait comme on s'abandonne ou comme on est abandonné. C'était la règle, l'ordinaire, l'habitude.

En cela, le cauchemar dépassait de beaucoup les limites de la terreur habituellement assortie aux mauvais rêves, non pas à cause de ce qu'il décrivait mais en raison même de la sensation de réalité vécue qu'il contenait.

" C'est une saloperie de rêve, je vais me réveiller ", et il se réveilla.

Il se réveilla dans une nuit sans étoiles.

Des mains, il inspecta le lieu où il se trouvait et, peu à peu, l'angoisse qui était tombée se régénéra. Arraché à un indescriptible effroi, il retombait dans pire encore, comme de Charybde en Scylla.

Il était dans une caisse dont chaque paroi latérale frôlait ses épaules, haute d'une cinquantaine de centimètres, longue de... (il se glissa, toucha l'extrémité du bout de ses pieds, glissa dans l'autre sens, toucha l'autre extrémité du sommet de son crâne) ... longue d'un mètre quatre-vingts, approximativement.

Comment ne pas s'imaginer qu'il...

Un cercueil.

On l'avait enterré vivant.

***

On l'avait enterré vivant, et il ne savait pas qui, ni comment, ni pourquoi.

Enterré vivant !

On l'avait enterré vif, et il revenait à la conscience, allongé dans un cercueil rude, noir, planté en suspension quelque part dans une nuit profonde, toutes les nuits, toute LA nuit contenue dans ce cercueil, et des parois des planches sourdaient, suintaient la terreur totale, la terreur définitive, petit à petit, goutte à goutte, tandis qu'il ne pouvait bouger, ni crier, tandis qu'il ne pouvait que se rendre compte de ce que sa situation avait d'abominable, tandis qu'il se recroquevillait comme s'il avait voulu repousser le plus loin possible cet instant inéluctable où l'angoisse l'atteindrait pour de bon, ne le noierait même pas, au contraire le conserverait plus vivant que jamais.

" C'est une saloperie de rêve, je vais me réveiller ", mais il ne se réveilla pas.

Pour comprendre ce qui l'avait mené là, il fouilla dans sa mémoire. Il se rappela qu'il devait rencontrer le patron, qu'il avait frappé à la porte vitrée de son cabinet de consultation, qu'il était entré. Puis plus rien. Le visage du patron défila sous ses yeux. Bertrand ne se souvenait pas de la première fois qu'il avait vu ce visage, mais cette première fois l'avait marqué définitivement. Tout comme l'avait marqué, de la même façon, ce jour où le docteur Encken (qu'il n'appelait pas encore "Patron") lui avait annoncé qu'il avait certes des parents mais qu'il ne les connaîtrait jamais, en quelques phrases inachevées qui traduisaient davantage ce qu'elles signifiaient par les silences qui les enchaînaient bout à bout que par les mots.

Et, sans doute, parce que le Patron lui avait dit qu'il ne les connaîtrait jamais, Bertrand n'avait pas cherché, même pas tenté de savoir. A cause de cette tranquille et irréfutable affirmation qu'un jour Encken avait dressée telle une muraille cernant l'univers rond d'un enfant de six ans, il n'avait jamais cherché. Il s'était contenté, plus tard, de savoir que la fille qui avait joué pendant neuf mois le rôle de sa mère était venue un jour accoucher ici, dans cette partie de l'hôpital rural qui remplissait encore à l'époque les fonctions de clinique ; puis la fille s'en était allée, probablement très vite, et, certainement avant même qu'il eût pu se forger le souvenir inconscient du contact de ses lèvres de larve affamée sur le téton d'un sein. Il s'était contenté de savoir qu'elle s'appelait Romero, mais la région fourmillait de Romero. Alors, à quoi bon chercher à savoir ? A quoi bon puisque Encken était là et prenait soin de lui, peut-être mieux que ne l'eût fait son véritable père, certainement aussi bien.

Mais cela, les gens qui le regardaient passer dans la rue en songeant "C'est un gamin de l'orphelinat", ne pouvaient pas le savoir. Et plus tard ils diraient : "C'est Bertrand, le gamin Bertrand, le protégé du docteur". Ils diraient aussi : "C'est un brave homme, sûr que oui ! Il s'est occupé de ce petit malheureux comme si c'était son propre fils. ". Et avec cette extraordinaire faculté qu'ils ont de glisser tout naturellement vers la fabulation, comme s'ils ne pouvaient viscéralement supporter longtemps d'être témoins du bien, les gens ajouteraient même : "Qui sait même si c'est pas vraiment son fils, après tout ? " et le disant avec des yeux brillants, n'affirmant pas, jamais. Mais cette interrogation répétée, plus corrosive finalement qu'une certitude assenée, faisait oublier ce qu'au fond ils savaient pertinemment : la fille Romero, en ce temps-là se moquait bien du docteur, beaucoup trop occupée, qu'elle était, à passer ses soirées et ses nuits dans les baraquements de chantier des ouvriers qui refaisaient la route.

Bertrand n'avait jamais demandé, ni tenté de savoir pourquoi.

Et lui, à défaut de mieux, il s'était contenté d'être l'enfant que le docteur emmenait à l'école en le tenant par la main, le premier jour de classe. Il s'était contenté d'être l'adolescent pour qui le docteur, ensuite, trouvait un emploi "d'homme à tout faire", lui permettant ainsi de ne pas quitter cet univers de vieillards de l'hospice et de malades hospitalisés, de gens qui avaient besoin de lui et pour qui il comptait. C'était, d'ailleurs, le seul endroit qu'il connût, dans lequel il se sentît à sa place, et hors duquel il se fût asséché plus radicalement qu'un nénuphar privé d'eau.

Le seul endroit qui existât vraiment.

***

Momo renifla longuement.

Debout devant la haute fenêtre ouverte, appuyé à mi-cuisses contre le rebord de sa tablette usée, il soupira :

_ On m'enlèvera pas ça de la tête.

Il avait eu soixante-dix-huit ans la veille, le dimanche, et ne cherchait même pas à savoir quel effet cela faisait. Depuis bien longtemps, les anniversaires coulaient sans laisser de trace particulière dans la vie de Maurice Dupanse dit Momo. Tout simplement, il se dirait parfois, distraitement : "Je vais maintenant sur mes soixante-dix-neuf", sans vraiment espérer toucher ce seuil, ni craindre au fond de ne pas y arriver. La vie ne l'avait pas dérangé outre mesure et il ne lui en avait pas demandé plus qu'il savait avoir droit. Son échéance ne lui posait pas davantage de problème.

D'ailleurs, il avait toujours vécu en étroite compagnie avec la mort, dans sa profession de fossoyeur. Il l'avait donc admise comme une associée pressante, toujours identique dans son cérémonial bien ordinaire : un curé récite sa plate rengaine plus ou moins pressé d'en avoir fini selon le temps qu'il fait, des enfants de choeur s'emmerdent et trompent leur ennui en balançant l'encensoir, des parents proches pleurent et gémissent, et puis l'on jette le cadavre en pâture aux ténèbres, pour qu'il pourrisse lentement, sereinement.

Mais, ce que l'on ne lui enlèverait pas de la tête, c'était que les morts, dans le ventre de la terre grasse, sous les croix et les stèles, grimaçaient d'une manière insoupçonnable, lançaient des cris, des refus, des hurlements de colère et de désespoir, vomissaient d'infâmes borborygmes, désobéissaient, en somme, à une loi universelle qui exige que les trépassés se taisent à tout jamais.

On ne lui enlèverait pas cela de la tête car il en avait eu la preuve.

Et quand cela s'était produit, il avait eu le grand tort, la naïve bêtise d'en parler à une personne ou deux. Mais quelques jours plus tard, c'était comme s'il avait clamé sur les toits, raconté à toute la population. Six mois après, il subissait encore les moqueries (pas vraiment méchantes) et les farces (d'un goût douteux) écloses comme des fleurs semées par son bavardage inconsidéré.

Aussi ne dirait-il plus rien. Mais on ne lui enlèverait pas de la tête que ce qu'il avait vécu, ce dont il avait été témoin, était réellement arrivé, et que cela n'avait rien d'une quelconque hallucination de vieillard.

Il hocha la tête, renifla. Les souvenirs dans sa tête se rassemblèrent en un récit linéaire.

***

Trois ans plus tôt, il avait entendu des cris sourds monter du sol, un soir où, comme ce soir, il était là, à sa fenêtre, dans le calme alourdi du mois d'août. Tout d'abord, il avait cru qu'il s'agissait d'un de ces fréquents combats de matous, aux accents plaintifs d'enfants torturés, comme si, d'ailleurs, tous les chats des environs n'avaient trouvé de meilleur endroit que le cimetière pour leurs affrontements.

Il était allé chercher ses lunettes pour scruter mais n'avait rien distingué parmi les stèles alignées, dans la clarté pisseuse de la lampe de rue. Rien. Pas le moindre mouvement.

Ce n'était pas un chat.

Il était sorti dans la rue, écoutant... Il avait poussé la porte du portail, écoutant...

Les graviers des allées crissaient sous ses semelles avec une remarquable régularité quand il entendit encore une fois le cri, le bruit étouffé qui sourdait de la terre.

Il se figea.

Cela venait de l'angle nord, du caveau dans lequel, quelques heures avant, on avait descendu le cercueil qui contenait la fille de l'hôpital.

Le lendemain, il était allé tout raconter au docteur Encken.

La semaine suivante, chacun se faisait un devoir de lui demander comment se portaient les fantômes...

***

Aujourd'hui, il ne pouvait s'empêcher de se souvenir, peut-être parce que la veille, à cause d'un décès, il avait cassé le jointoiement, descellé la dalle. Elle n'était ni très épaisse, ni très lourde : à soixante-dix-huit ans, il pouvait encore se charger de cette besogne seul. L'odeur montant de la sépulture n'avait rien d'extraordinaire, elle n'était, en tout cas, pas plus nauséabonde que ces bouffées qui s'échappaient des tombes crevées. Une odeur de poussière, de cave à peine humide. S'attendait-il à quelque vision stupéfiante ? Sans doute non. Le cercueil vieux de trois ans, très normalement clos, reposait prosaïquement au fond de la fosse de béton. Mais il n'avait pu refouler les sons surgis dans un remous de mémoire.

Le plus étrange était encore que le mort fût ce garçon qui, à la tête d'un petit groupe, lui avait joué plusieurs nuits de suite des farces ridicules. Il ne leur en avait pas tenu rigueur : ce n'était que de pauvres gamins de l'orphelinat.

Momo, à sa fenêtre, dans le soir tombant, observa posément l'angle nord du cimetière jusqu'à ce que la lampe de rue devînt rose et s'allumât. Puis il vit le docteur Encken qui s'approchait, marchant sur le bord de la route. Il le reconnut sans avoir eu besoin de ses lunettes, bien avant que le docteur levât les yeux et lui renvoyât son regard.

Encken s'immobilisa, puis poursuivit sa promenade solitaire.

Momo, en le regardant s'éloigner, partagea un bref instant l'indicible tristesse de l'homme abandonné par l'équivalent d'un fils.

***

" Bon Dieu, calme toi ! Ne m'oblige pas à... "

La voix claqua dans les brumes, endolorissant le crâne de Bertrand. Ses pieds frappèrent violemment le couvercle de sa macabre cellule.

Bordel ! C'est un rêve ! C'EST UN RÊVE !

Des images assaillirent son cerveau dès qu'il n'eut plus la force de sentir son coeur s'emballer dans sa poitrine.

Sa main frappant contre une porte vitrée.

Sa main actionnant la poignée.

Puis, incongrûment : une jupe courte relevée sur des cuisses pleines.

Il s'aperçut alors qu'il était en érection. Cela lui fit mal et lui permit de deviner que sa ceinture était plus serrée qu'à l'habitude.

L'érection retomba.

Un rêve...

_ Non, Bertrand, non, non ! criait la voix.

Un bruit le surprit, lui fit peur. Il fut couvert de sueur avant d'avoir compris que ce bruit provenait de ses intestins, ou de son estomac. Son ventre n'en finissait pas de gronder. Il voulut parler, mais ses mâchoires étaient douloureuses. Quand il bougea les jambes, des picotements d'ankylose coururent sous sa peau. Un soubresaut machinal le dressa sur les coudes et il se cogna le front dans le quart de seconde qui suivit le mouvement réflexe.

_ Je suis pas mort ! hurla Bertrand. Je suis pas mort !

Et son cri rebondissait, s'écrasait contre les planches, retombait sur lui, réduisant encore le volume de la caisse.

Comme des larmes coulaient sur ses joues, il rapprocha les mains de son visage, mais même ce geste lui fut difficile : au moindre mouvement, ses coudes heurtaient les parois de la caisse.

Non, il n'était pas mort. Mais il allait mourir. Une interrogation ridicule, qui prit cependant de l'importance, le traversa : " Est-ce qu'il fait jour, dehors, ou est-ce la nuit ? ".

Puis : " Depuis quand suis-je ici ? ".

Il fut tout étonné du calme soudain qui le submergeait, comme une sorte d'instinct purement indépendant, une force travaillant pour lui à sa survie. Triant ses souvenirs, il pressentait qu'au coeur de cette abomination vive, se dressait une réalité glaçante qu'il ne voulait pas se rappeler.

Ou pas immédiatement...

_ Je ne rêve pas ! cria-t-il, secoué soudainement de convulsions, les membres cognant aux parois plus étroites, plus proches que jamais.

Lorsque, enfin, il s'immobilisa, ses muscles lourds et engourdis se décrispèrent rapidement, mais les coups résonnèrent longtemps et sourdement, fulguraient dans les vagues noirâtres de sa céphalée. Les pensées cascadaient et déferlaient, embrouillées, fragments de cauchemars en flots discontinus. Il eut même peur qu'elles ne s'échappassent de sa tête pour se concrétiser en... en Dieu sait quoi, ou pour réduire d'autant le volume d'air respirable.

Depuis combien de temps se trouvait-il enfermé ainsi ?

Pourquoi l'avait-on... et qui, "on" ? Le patron le protégeait, et si quelqu'un était bien placé pour empêcher ce genre... d'erreur, c'était bien lui ! Bon Dieu, personne ne peut être enterré par erreur ! Personne ne peut être déclaré mort sans qu'un médecin ait signé une attestation. On appelait ça comment déjà ? Ah ! Oui, un permis d'inhumation.

Dans une espèce d'éclair monochrome, il se rappela cette histoire de Momo, le vieux fossoyeur et ce que lui et quelques autres avaient inventé pour s'amuser. Il se souvint de leurs errances dans le cimetière, affublés de draps de lits, au point qu'ils avaient finalement réussi à se faire peur plus qu'ils n'avaient impressionné le vieil homme.

Une question fusa dans son esprit : s'il était enterré, comment pouvait-il respirer ?

" Elémentaire, mon cher Bertrand, ta caisse est dans la fosse commune."

Il poussa contre le couvercle. Le bois gémit, mais résista. Grinça et tint bon.

Les doigts, les jointures, les phalanges écorchés, il devait se tordre douloureusement pour porter les égratignures à sa bouche. Il grattait le bois, creusait avec ses ongles, tandis que la sueur coulait dans ses yeux, piquante, et que des crampes le parcouraient insidieusement.

Parfois, il s'arrêtait et attendait que les douleurs s'estompassent. Elles fondaient, alors, un peu, mais pas complètement.

Puis il recommençait sa besogne.

Du bout des doigts, il avait reconnu les bords de sa caisse, y cherchant quelque interstice, ne trouvant que des échardes.

" Pourtant, un cercueil, cela ne ressemble pas à ça, c'est doublé de satin, c'est aménagé et... "

" _ NON ! Pas forcément, Bertrand, pas un cercueil pour indigents, pas les vulgaires planches de sapin ou de chêne... "

Le bois était relativement tendre : du sapin, donc. De plus, de minces fentes permettaient le passage de courants d'air frais. Il avait d'abord gratté au-dessus de son front, mais il choisit bientôt d'agrandir la rainure entre deux planches, au niveau de ses reins.

C'est seulement lorsque du sang commença à suinter de tous ses ongles, que lui vint une idée géniale et salvatrice : utiliser la boucle de sa ceinture pour émietter le bois.

Ainsi, il allait pouvoir creuser des heures et des heures, le temps qu'il faudrait.

" Et il faudra du temps."

" C'est un cauchemar ! "

_ Oui ! songea Bertrand, c'est un cauchemar ! Il faut bien que ce soit ça.

" Ne m'oblige pas à te... "

***

A huit heures et demie, le premier patient des consultations du mardi matin pénétra dans le cabinet du docteur. Tous les sièges de la salle d'attente étaient occupés, et un jeune homme devait même se tenir debout, adossé à la tablette de la fenêtre, le bras droit en écharpe et la main disparaissant sous un gros pansement. Cette affluence, un mardi et à cette heure-là, signifiait qu'Encken en aurait jusqu'à midi, après quoi, sans s'accorder le temps de manger correctement, il lui faudrait assurer les visites à domicile. Et puis cette période d'août charriait habituellement des flots d'enfants de touristes qui non seulement étaient terrorisés par ce qui leur arrivait ( morsure de vipère, piqûre de guêpe, insolation, ingestion de bille ou de capsule de bouteille, etc. ), mais, en plus, ne manquaient pas de grimacer de dégoût, incapables de cacher leur épouvante quand ils l'apercevaient, si laid, avec son regard perçant et dur, derrière les verres épais de ses lunettes glissantes.

Encken s'efforça de ne rien montrer de son abattement, ni de sa mauvaise humeur, habitué à cette machinale tricherie professionnelle. Le premier patient ne parut rien remarquer. Il avait ses soucis à lui, en provenance directe d'un "mal de reins" qui lui bloquait tout le dos. Il s'appelait Maupuy, avait trente-trois ans, "s'était fait ça" la veille en soulevant une charge. Un lumbago ; Encken traduisit par "un joli tour de reins".

Et le bancal se retira, son ordonnance à la main, comme si déjà il boitait moins bas.

Encken n'avait pas dormi la nuit précédente. Aussi, il se disait qu'il ne tiendrait probablement pas le coup jusqu'au soir sans dormir. Il avala donc deux Guronsan, entre un autre lumbago (qu'avaient-ils tous aujourd'hui ?) et un frottis vaginal négatif.

Le jeune homme à la main bandée - l'aîné des fils Racin - s'était tout simplement charcuté la main avec une scie circulaire électrique. Un joli gâchis... Et le plus ahurissant était qu'il avait accompli son exploit la veille au soir ! En dépit de la douleur et de la nuit qu'il avait dû supporter, il n'avait pas jugé bon de prévenir le médecin, ni de l'appeler, et il avait attendu les consultations. "J'voulais pas vous déranger pour ça...". Et Encken ne put que ravaler sa colère.

On en rencontrerait toujours de cette trempe, comme on rencontrerait toujours des gens qui n'hésitaient pas à lui faire parcourir vingt kilomètres en pleine nuit pour une cuite un peu sévère. Au fond de lui, Encken ne comprenait jamais.

Ce qu'en revanche il comprenait, et ce dont il s'efforça de convaincre le jeune homme, c'est que s'il ne se dépêchait pas de se faire conduire à l'hôpital du chef-lieu, il risquait de perdre l'usage du pouce, de l'index et du majeur : tendons, adducteurs et fléchisseurs étaient sérieusement hachés. Paul Racin lui demanda trois fois "s'il ne pouvait pas recoudre lui-même tout ça en vitesse", et ne se laissa convaincre qu'avec réticence de l'importance d'un traitement chirurgical urgent et adequat. Il quitta le cabinet après avoir reçu une injection antitétanique - il n'était pas vacciné, évidemment -, l'air boudeur, et ce n'était pas du tout certain qu'il obéît aux injonctions pressantes de son médecin.

Après le départ de Racin, la salle était de nouveau remplie...

Ainsi qu'il l'avait prévu, Encken ne fut quitte des consultations qu'à midi et demi, fatigué, et énervé depuis qu'il avait dû se battre, en pure perte peut-être, contre l'entêtement du fils Racin. Un instant, il songea à téléphoner aux voisins de la ferme, afin de savoir si le jeune homme avait suivi son conseil, et dans le cas contraire faire un peu de raffut. Mais, par lassitude, il abandonna cette idée. Ce qui ne cessait de stupéfier Encken, c'était cet incroyable mélange d'apathie et de dureté, cet indiscutable courage mis au service de la bêtise la plus crasseuse, dont faisait preuve si souvent l'individu ordinaire, qui restait persuadé d'être le centre du monde, le plus malin, le plus lucide, le meilleur.

Harassé, abattu, il n'avait pas faim, ou plus exactement, il n'avait ni le coeur à se faire à manger, ni le courage de se rendre au réfectoire de l'hospice où, obligatoirement, il devrait endurer des bavardages affectés et oiseux.

Sur le pas de la porte de son cabinet, Encken se perdait dans ses rêveries depuis un long moment quand Jeanne, la fille de salle, lui demanda comment il allait, un peu brutale et sèche, comme à chaque fois qu'elle voulait ne pas se montrer compatissante, avec un ton qu'elle employait ordinairement pour cajoler "ses petits vieux".

_ Bien, bien. Je vais bien, répondit Encken.

_ J'ai du mal à m'y faire... Pas plus tard que la semaine dernière, y me taquinait encore, et je le remettais à sa place... J'peux pas m'y faire...

_ Oui. J'avoue que moi-même...

Hochant la tête, il remonta, d'un geste précis, du bout de l'index, ses lunettes sur son nez. Et tout à coup, comme s'il avait de la peine à réprimer un sourire, il ajouta :

_ Je sais qu'il vous taquinait fréquemment...

_ Il était pas méchant, dit vivement Jeanne, au cas où l'on aurait pu croire que sa remarque contenait du ressentiment.

_ Je sais, opina encore Encken. Je sais.

Il ne souriait plus, et ne donnait pas non plus l'impression qu'il eût pu sourire un jour.

***

" Ne m'oblige pas à te TUER !!! "

***

Contrairement à l'habitude, Encken rendit visite aux malades alités en début d'après-midi. Personne ne s'en étonna, sauf Mme Chervis. Il alla ensuite au secteur de l'hospice dans lequel étaient aménagés les "appartements" des grabataires.

A dix-sept heures, il avait regagné son cabinet, pour les "consult' de 17-18". Il reçut une Hollandaise de passage qu'il dirigea, elle et son mari, sur l'hôpital du canton à cause d'une probable intoxication alimentaire, espérant s'être fait comprendre et après avoir dessiné un plan sur une de ses feuilles d'ordonnance.

Un peu avant dix-neuf heures, quittant les cuisines où il s'était résolu à passer et où il avait supporté la conversation frénétique de M. Jean-Albert, le cuisinier, il vit arriver la voiture rouge de l'autre fille de salle. Elle le salua, en passant, de son usuel " 'jour, docteur " accompagné d'un sourire angélique et familier, lui tendant sa main fraîche et menue, puis détournant ses yeux verts sous la frange, pressée d'être ailleurs, comme d'habitude. " 'jour, docteur ", que ce soit le matin, ou la nuit noire.

_ Ça va, Marie ?

Elle allait bien, et l'affirmait dans une oeillade, un hochement de tête, l'envol de ses cheveux longs qu'elle rejetait en arrière à pleines mains. Elle s'éloigna prestement, la démarche joyeusement ponctuée par le bruit de ses talons hauts qu'elle changerait en prenant son service pour des chaussures plates.

***

Bertrand frappa à la porte vitrée. Il attendit quelques instants qu'Encken vînt lui ouvrir, mais, curieusement, "le patron" ne semblait pas être là. Sans hésiter, Bertrand actionna la poignée, et comme s'il craignait de déranger le cadre austère de la pièce, il poussa précautionneusement la porte. Il avança au milieu de l'atmosphère délicatement éthérée, s'emplit les poumons de cette odeur que, depuis toujours, il avait associée à un sentiment de sécurité. Il se tourna vers le coin gauche du cabinet.

La stupeur le foudroya.

Là, allongée sur le bureau, comme une poupée d'enfant jetée au sommet d'un tas d'ordures, une jeune femme, le corps désarticulé, la jupe impudiquement relevée, s'offrait à la contemplation morbide. Le coeur au bord des lèvres, Bertrand s'approcha. La tête empourprée de la malheureuse pendait dans le vide. Son cou se tendait pour mieux exhiber l'effroyable dislocation du larynx. Les lèvres gonflées laissaient s'écouler à leurs commissures d'épais filets de salive qui dégoulinaient jusqu'aux tempes.

***

Au fond de son cercueil, Bertrand se figea.

***

_ Bertrand, par pitié ! soupira Encken, blême.

_ Vous l'avez assassinée, comme Josépha il y a trois ans. Vous êtes un... un... vous êtes un...

_ Calme-toi, Bertrand !

Le patron ruisselait de sueur.

_ Ne m'oblige pas à te tuer, Bertrand, par pitié ! souffla-t-il.

Il tenait une seringue dans sa main droite.

Bertrand s'en aperçut trop tard.

***

Momo n'avait sonné qu'une fois à la porte du cabinet médical. Et Encken fut traversé par un frisson glacé, quand il lui ouvrit. Comme si c'était trois ans plus tôt.

_ Ho, fit-il ensuite, au bout de ce temps de stupeur maladroite qui lui parut durer des heures. Maurice ?

Et comme si c'était trois ans plus tôt, Momo dit :

_ J'ai pas rêvé, pour Josépha, docteur.

Il se tenait debout à un mètre de la porte, dans ses vêtements de gros coutil bleu passé, sa veste tombant des épaules osseuses, la casquette droite et sévère.

_ Maurice, voyons... s'entendit prononcer Encken sans trembler, sur le ton qui convenait.

_ Vous m'avez pris pour un dingue, hein ? Et pas que vous, alors. J'sais bien. C'est pas grave. Mais j'avais pas rêvé. J'l'ai bien entendue qui appelait, oui. Elle était dans sa tombe et elle appelait. J'le sais. Quand je suis venu vous l'dire, vous en avez pas cru une miette. Ni vous, ni personne. J'suppose que c'est vous qu'avez été l'raconter ensuite, parce que moi j'l'ai dit à nul aut' que vous. Mais j'avais pas rêvé.

_ Maurice, pressa Encken, toujours sur le seuil, une main refermée sur le tranchant de la porte. Maurice, voyons, je vous en prie. Vous savez bien que...

_ C' que j'sais, excusez, docteur, c'est qu' c'est pas normal. Oui. Que les choses doivent pas s'dérouler comme ça.

Encken soupira.

_ Est-ce que ça va, Maurice ? demanda-t-il. Est-ce que vous voulez entrer ?

Le fossoyeur ne répondit pas mais son regard changea. Il leva la main qui tenait le mégot, considéra le papier jauni, le mince filet de fumée.

_ C'est pour me reparler de cette vieille histoire que vous êtes venu, Maurice ? s'enquit Encken, sur un ton où perçait maintenant l'irritation. C'est encore pour ça ?

C'était impossible de donner une signification au hochement de tête du vieil homme ; il était là et il attendait.

Puis il dit "Bon." Il tourna les talons, et s'en alla.

Il ne prononça pas cette phrase montée jusqu'à ses lèvres.

Il ne parla pas de Bertrand.

Mais au moins avait-il essayé.

***

Conservant une mesure ténue de raison, Bertrand creusait avec acharnement, les oreilles pleines du bruit de la boucle de ceinture grattant le bois. Bien sûr, quand il repoussait des mains le couvercle, la planche grinçait. Certes, ces grincements l'inondaient à la fois de sueur et d'espoir. Mais un long chemin d'efforts séparait un craquement plaintif d'une brisure franche. Et en admettant que son outil eût été un couteau, le travail de sape n'en eût pas été plus simple pour autant. Pourtant comme il aurait été comblé, ravi, fou de joie, s'il avait eu un canif à la lame ébréchée !

Alors, il grattait, grattait, et grattait encore, déchirait le bois de ses doigts quand il parvenait à détacher une épine suffisamment large. Chaque écharde arrachée qui dépassait en taille trois ou quatre centimètres représentait une belle victoire. Bien obligé, aussi, il marquait des pauses fréquentes, l'épuisement pesant dans ses bras et les insensibilisant jusqu'aux épaules. C'était un véritable plaisir de quelques secondes, quand il s'arrêtait de creuser... Puis la peur à l'affût montrait de nouveau le nez, et il se remettait bien vite à l'ouvrage. Parfois, le désir de se retourner, de "bouger un peu" le tourmentait mais restait, quand même, moins puissant que la peur de se retrouver à plat ventre, la poitrine comprimée sur le fond de la caisse, de n'avoir plus assez de force pour soutenir une respiration, de mourir à petit feu dans cette attitude, incapable de se remettre sur le dos ou de crier, son propre poids écrasant sa cage thoracique.

***

Longtemps après le départ du fossoyeur, Encken relâcha la pression de sa main sur le panneau de la porte, où il laissa sur le bois peint une marque sombre et grasse de sueur. Sa respiration retrouva un rythme à peu près normal, ses battements cardiaques aussi.

Il avait fait preuve d'une maladresse certaine, et le savait, au cours de ce bref entretien avec le vieux. Il aurait dû ne pas le prendre avec cette expéditive condescendance dont il usait un peu trop facilement dès qu'il se sentait agressé. Maurice Dupanse, qui s'était déplacé tout exprès pour lui parler, avait très certainement autre chose à débiter que sa rengaine au sujet de Josépha. Pourquoi, précisément aujourd'hui, serait-il venu lui parler de cette affaire lointaine ?

" Affaire lointaine " songea Encken.

Lointaine ? Alors qu'il lui suffisait de fermer les yeux, n'importe quand, n'importe où, pour revoir, comme si c'était hier, comme si c'était maintenant, le corps dénudé de Josépha, son visage horrifié et révulsé, et...

... son ventre plat, ses hanches un peu dures, ses cuisses fuselées, ses fesses rondes qu'il avait écartées, contre lesquelles il avait appuyé sa panse - sacrée petite salope ! - entre lesquelles il s'était planté, fouillant, trouvant finalement le bon orifice - nom de Dieu de salope ! -, cramponné à ses seins qu'il pétrissait, malaxait, torturait, mordant sa nuque ployée... Puis, allongée sur le dos, sa forte poitrine aux aréoles très sombres qui ne pouvait que couler, dans cette position, sur ses côtes... Et, lui, à califourchon sur elle, effleurant son visage exsangue avec son sexe érigé, caressant ses yeux, son front, ses narines, forçant sa bouche dans laquelle il éjaculait en grondant, la barbouillant de sperme, puis lui urinant dessus (lui PISSANT dessus !) et suivant d'un oeil fixe le jet de liquide jaunâtre qui fouettait ses longs cheveux bruns, qui dégoulinait sur sa gorge blafarde, et qui s'accumulait en une petite flaque oblongue au creux de son nombril...

Il traversa le petit couloir et pénétra dans un bureau, sur la table duquel s'étalait une vingtaine de fiches du dossier médical qu'il était en train de mettre à jour quand le vieux fossoyeur avait sonné. Il s'assit mollement et croisa les doigts.

Enfin, il se sentit mieux.

Il lui restait à oublier qu'il avait pu croire pendant plus de vingt ans qu'il pourrait n'être pas seul, oublier qu'il avait pu espérer.

Et il oublierait, vaille que vaille, avec d'autres Josépha.

Prudemment.

***

Le couvercle du cercueil creva.

Et Bertrand n'avait donné qu'une faible poussée.

Une grosse planche se détacha, tomba.

_ Bon Dieu !

Sans ménagements pour ses mains blessées, il agrandit l'ouverture du mieux qu'il put, et, enfin, se redressa. Ses orbites qui s'étaient remplies de larmes et de sueur comme deux profonds bassins, laissèrent échapper ce liquide sur les joues, mais Bertrand, le coeur extatique, n'y prêta pas attention.

_ Il ne m'a pas tué, il ne m'a pas tué !!! songea-t-il, en sentant ses bras se mettre à trembler.

Bertrand se mouvait lentement plus pour prendre le temps de réfléchir que pour épargner ses membres endoloris.

_ Mais il m'a fait enterrer, il m'a envoyé dans la fosse commune, comme... comme Josépha !

Bertrand se raidit. Il était dans le même lieu que Josépha, et le cercueil sur lequel on avait posé le sien, était certainement celui de la jeune fille.

Josépha avait donc bel et bien crié, elle avait appelé !

Ce n'était pas une hallucination du fossoyeur. Il n'y avait, donc, pas de quoi rire, pas de quoi faire ces farces idiotes. Elle avait hurlé et cogné dans son cercueil. Elle lui revint, soudainement, en mémoire, elle qui avait été élevée à l'orphelinat comme lui. Il se rappelait les sourires qu'elle laissait en permanence flotter dans son sillage, le balancement de ses hanches et la noirceur pétillante de son regard.

Pendant combien de temps avait-elle hurlé ? Combien de temps, avant que, peut-être, elle devînt folle et muette ? Combien de temps pour qu'elle se tût, à bout de force et d'espoir ?

Pourquoi, d'ailleurs, tous les deux, s'étaient-ils réveillés ?

Une dose peut-être trop faible du... de ce que contenait la seringue ? Une vérification hâtive ? Bien sûr, le patron avait dû faire vite, bâcler les inhumations.

Combien de temps faut-il pour revenir à soi, après qu'un cinglé vous ait injecté cette saloperie ?

Combien de temps s'écoule-t-il, normalement, entre l'instant où on déclare un homme mort et celui où on est autorisé par la loi à l'ensevelir ?

Combien de temps pour creuser et crever le couvercle d'un cercueil avec ses ongles et une boucle de ceinture ?

"J'ouvrirai sa porte, je regarderai ses yeux. "

Il se redressa, lentement, le poids du ciel sur les épaules et la nuque. Sa boîte crânienne se gorgea de sang, et il s'aperçut qu'il pleurait.

Dans un vacarme d'orage, Bertrand s'écroula sur le sol, entre la pile de cercueils et la paroi verticale de la fosse. En glissant le long du béton, ses lèvres éclatèrent, son nez se brisa. Un instinct lui avait jeté les mains en avant, et ses plaies battirent contre le mur.

Il cracha, souffla et se redressa.

"J'ouvrirai sa porte et je regarderai ses yeux, je lui dirai... "

"Souviens-toi d'abord des gestes à accomplir pour sortir d'ici ! "

Il s'adossa au mur, ramena ses bras contre sa poitrine. Il imagina la dalle au-dessus de sa tête. Il se voyait, là-haut, s'épuisant en pure perte, à la soulever.

Avec ses mains déchirées, il fouilla dans les ténèbres, à la recherche de son cercueil, le trouva, le tira, le hala, et, enfin, le maintint debout, contre la paroi.

Après quoi, il grimpa dessus.

"Si ç'avait été une tombe ordinaire et non la fosse commune, tu serais mort, Bertrand ! Où aurais-tu pris l'air à respirer, pendant tout ce temps, sous quelques mètres cubes de terre bien tassée ? "

"Tu vas en sortir. Tout sera fini, bientôt !"

"Je pousserai la porte, je regarderai ses yeux; je lui dirai : Me voilà !" Il posa les mains sur la pierre, et commença à la repousser.

Et il cracha, râla, soufflant le mucus et le sang, craignant aussi, par instants, que son échafaudage ne se brisât. Il poussait et poussait toujours, il ne voulait pas cesser de pousser, il savait que s'il marquait une pause, une seule, que s'il relâchait, ne fût-ce qu'une fraction de seconde, son effort, c'en serait fini, à jamais. Il ne pourrait plus recommencer.

La dalle glissa.

C'était la nuit, dehors, mais Bertrand le remarqua à peine, les yeux refermés par la lumière trop vive, et pourtant bien pâle et lointaine, de la lampe de rue à l'entrée du cimetière. La nuit, le jour, il s'en moquait bien ! Il s'en moquait tellement !

Ce qui comptait, c'était d'être dehors, rien d'autre.

Il balança ses bras sur le rebord de la tombe, se hissa, et roula dans les graviers.

Le corps vacillant, il se leva pour s'éloigner le plus loin et le plus rapidement possible de cet enfer, inspira profondément, avec béatitude, souffla, toussa.

Hurla.

***

Dans le tonnerre de la déflagration, la décharge de chevrotines tirée à moins de cinq mètres et qui l'atteignit en pleine tête, fit voler des esquilles, des éclats d'os et de chairs, des cheveux, du sang.

Maurice Dupanse, le fossoyeur, que l'on n'avait pas laissé parler, avait attendu, assis dans ce secteur du cimetière où les choses ne produisaient pas comme elles devaient, le fusil sur ses cuisses, calme et tranquille, en écoutant. Il avait vu glisser la pierre, surgir le mort ensanglanté qui ne voulait pas être mort vraiment. Il avait donc visé, puis appuyé sur la double détente, pour que tout rentre dans l'ordre, et pour que tout soit, enfin, de nouveau normal.


© Hors Service le 24/06/99