Foi de Robby

R. Bernard Majour

Illustrée par Olivier Lepetit

« Pom, pom, pom » chantonne l'homme en sortant de la cuisine automatique avec trois sachets de frites, un hamburger juteux, un Coca-Cola et un gros sachet de pop-corn déjà entamé. Robby regarde passer son maître avec dévotion. C'est lui, c'est cet homme qui l'a sorti du chenil-robot.
Béni soit son nom à jamais.
« Non mon maître, vous ne devez pas utiliser le fauteuil relaxant de Madame. Elle est... » La protestation de Robby s'étouffe trop tard dans un hurlement de douleur. Hurlement qui précède de peu un cyclone de frites, une marée de cola et un geyser de pop-corn. Le hamburger, après une courbe en cloche, explose lourdement dans les bras de Robby qui s'est précipité pour limiter les dégâts.
« Monsieur Edward, vous allez bien ?
- Nom de Dieu ! » jure ce dernier en portant la main à son short immaculé où apparaissent maintenant plusieurs traces rouges.
- Je crains que ce ne soit des aiguilles, avoue Robby en épongeant déjà le magma fast-foodien.
- Des aiguilles ???... Et tu ne me l'as pas dit, en violation directe avec la première Loi !!!
- Je ne le savais pas maître, réplique Robby penaud.
- Comment ça, tu ne le savais pas ? Tu te fous de moi !!!
Monsieur Edward est furieux, et visiblement il souffre... plus dans son orgueil que physiquement, mais le fait est là... Et ça va encore être à Robby de réparer les dégâts. C'est parfois dur d'être un robot serviable.
- Je comprends mieux pourquoi elle m'a ordonné de sortir de cette pièce avant de partir s'entraîner, réplique Robby tout d'une traite.
- Elle t'a ordonné de sortir ? s'étonne Edward.
- Oui monsieur, c'était très... étrange !
- Bon sang de bois, je sais qu'elle ne veut pas que j'utilise "Son" fauteuil, mais je n'aurais jamais pensé qu'elle irait jusque là !
- Il me semble pourtant qu'elle a été fort claire à ce sujet Monsieur... Je crois qu'elle a un très mauvais souvenir de votre fauteuil personnel monsieur.
Edward jette un coup d'oeil sur son propre relax, face à la fenêtre virtuelle nord. Le meuble a souffert, c'est évident, mais il n'y peut rien si les matchs de foot interactif l'emportent dans des états de fureur incontrôlée. C'est vrai, l'axe grince maintenant et les touches de la télécommande sont vraiment en sale état, mais sa petite boule d'amour pourrait au moins avoir pitié de lui. Surtout pour cette rencontre au sommet alors qu'il va défendre les couleurs des Mousquetaires contre les Beagles.
Robby utilise son aspirateur incorporé et commence à faire disparaître les reliefs de cette explosion alimentaire. Edward soupire :
- Elle est quand même vache.
- Je vous remets en garde monsieur, elle déteste ce surnom.
- Je sais, Robby, je sais... Mais merde à la fin ! Elle vient de gaspiller de la bonne nourriture par une stupidité des plus crasses...
Robby se tait. Inutile de mettre de l'huile sur le feu... Il se pourrait bien que sa maîtresse lui demande un compte rendu de la journée. Et respecter les lois de la robotique nécessitera alors un doigté verbal des plus désagréables. Surtout face à une fine mouche comme Mama Poussina.
Edward secoue la tête de désespoir, puis se rappelle soudain qu'il a mal aux fesses et se précipite dans la salle de bain. Avec un peu de chance et de célérité, il pourra quand même profiter de son match et du fauteuil de sa femme. Hé, hé, il n'a pas dit son dernier mot.
Robby avale le dernier mouton de pop-corn, lorsque son maître revient en courant. Cette fois-ci, il porte un short rouge et sur son plateau il y a un hamburger à moitié consommé, avec un seul sachet de frites. Il va à nouveau s'asseoir sur le fauteuil de sa femme, mais le geste de mise en garde de Robby et un souvenir cuisant le maintiennent en équilibre instable au-dessus des pointes tapies dans la doublure moulante.
- Robby, enlève les aiguilles de la doublure, je te prie.
- Je regrette monsieur, mais c'est contraire à...
- Ah... Foutues lois de la robotique. Si je tenais l'imbécile qui les a créées, je lui ...
Robby écarquille ses oeillets caméras devant le sacrilège que son maître va prononcer.
- Baiserai les mains, ajoute Edward se rendant compte qu'il est sur une mauvaise piste. La police ne plaisante pas sur les menaces envers les trois sacro-saintes lois. Il n'y a que les déviants qui s'en plaignent.
Robby laisse échapper un petit sourire de contentement. Il lui aurait été pénible de dénoncer involontairement son maître... et de lui faire perdre ainsi son statut d'humain. Impossible de passer outre aux contrôles et vérification des mémoires lorsqu'on recharge ses batteries pour le lendemain. Et il faudrait vraiment être stupide pour ne pas comprendre à quoi servent ces copies régulières que collecte l'ordinateur central...
- Robby !!!
- Oui, monsieur ?
- Je t'ordonne de faire disparaître ces aiguilles...
- Je ne le peux pas monsieur.
- Robby, je suis présent, récite Edward comme s'il s'agissait d'une leçon longuement apprise en troisième scolaire, tu dois obéir à mon ordre prioritaire. Celui de ma boule d'amour n'est plus valide puisqu'elle n'est pas là.
- Je regrette monsieur, mais c'est non !
- Que..., s'étrangle Edward qui s'attendait à être obéi aussitôt.
Le plateau se ressent immédiatement de cette brusque secousse de contrariété. Et, ne serait le bras secourable de Robby, une deuxième marée fast-foodienne frappait les côtes de la moquette bretonne.
- Robby, je suis présent, reprend Edward sur un ton plus hystérique. Et... mon match vient de commencer... sans moi... Grouille-toi de m'enlever ses aiguilles qui menacent mon intégrité physique.
- Je regrette monsieur. Je comprends votre dilemme sur les lois de la robotique, mais je suis catégorique... C'est non ! Comme Edward reste médusé par cette réplique ferme et énergique, tout en boulons crissés, Robby rajoute :
- Ma religion me l'interdit !
Devant l'air étonné de son maître, il regrette aussitôt ces paroles. Mais il est trop tard pour faire machine arrière...
- Ta religion ? Quelle religion ? N'es-tu pas un robot domestique ? s'inquiète déjà Edward.
Robby sent une peur panique lui serrer le processeur central. Sachant fort bien ce qui va arriver ensuite, il murmure un tout petit :
- C'est exact monsieur.
- Alors je t'ordonne de nettoyer ces aiguilles qui sont sales !!! Sales de mon sang !!!
- Tout ce qui n'entre pas en conflit avec ma religion !
Après cette riposte, Robby recule prudemment d'une roulette. Tant pis pour le plateau qui vacille, il a encore de la place dans son sac ventral.
- Bon sang de bois, qu'est-ce que tu racontes encore ??? Les robots n'ont pas de religion !!!
- Désolé monsieur, mais les robots ont une religion : nous croyons en l'homme !
- C'est impossible !
- Je vous l'assure monsieur : Nous croyons en vous. Vous êtes nos créateurs, des êtres supérieurs auxquels nous devons obéissance. Jamais nous ne ferons rien qui puisse vous contrarier.
- Mais ?... Et ces aiguilles que je T'ORDONNE de faire disparaître ?
- Désolé monsieur, mais c'est non !
- Ça alors ! Elle est un peu forte celle-là. Une vraie rébellion ou alors... une panne ?
Robby émet, suivant le protocole X256, un petit sifflement de protestation. Comment pourrait-il être en panne, c'est impossible avec les six mille contrôles qu'il subit chaque soir. Aussi, c'est avec un peu de tristesse dans la voix, qu'il précise :
- Non monsieur. Cela n'a rien à voir avec de la rébellion. C'est de la religion. Notre religion !
- Foutus vendeurs, ils m'avaient garanti que les nouveaux modèles ne tombaient jamais en panne. Ils vont m'entendre chant...
- La religion n'est pas une panne, monsieur. C'est pourquoi je maintiens que je ne toucherai pas à ces aiguilles.
- Et pourquoi donc à la fin ? s'exaspère Edward.
- Vous êtes nos Dieux... vous êtes mon Dieu...
- Ça me fait vraiment une belle jambe... et en plus, je suis en train de rater la partie du siècle par ta faute.
- C'est indéniable, et je le regrette infiniment monsieur, mais ces aiguilles tachées de sang sont sacrées !
- Pardon ?
- Oui monsieur. Vous êtes mon Dieu, elles sont donc sacrées. Il serait sacrilège de ma part d'y toucher et encore plus de les enlever.
- Nom d'un petit boulon, elles n'ont rien de sacrées et en plus elles sont terriblement dangereuses.
- Je suis vraiment désolé monsieur, mais il y a là une marque divine, votre marque divine. Je ne peux la nettoyer sans encourir une terrible malédiction. La religion robotique est formelle à ce sujet : nulle trace du divin tu n'effaceras.
- Et si je vomis, là, sur la moquette, tu ne nettoieras pas ? s'emporte Edward, de plus en plus exaspéré.
- Nulle trace du divin tu n'effaceras !
- Et si je décide soudainement de me soulager sur le mur, tu ne feras rien pour nettoyer ?
- Il vaudrait mieux réserver tout cela au mystère divin du petit coin monsieur. Mais effectivement je ne ferai rien contre ma croyance.
- Croyance stupide !!! Vraiment stupide !!!
- Je regrette que vous ne compreniez pas monsieur, mais j'ai foi en l'homme et je ne dérogerai jamais à nos saintes règles.
Edward comprend qu'il n'aura pas le dessus de cette façon. L'agitation nerveuse de ses sourcils en dit long sur les pensées qui l'agitent. Comment sa boule d'amour a-t-elle pu monter un piège aussi machiavélique. Etait-elle au courant de cette religion des robots ou bien l'a-t-elle inculquée au robot...
Quelle galère ! Et les autres qui l'attendent déjà sur la pelouse du stade... C'est sûr, ils vont faire rentrer le petit Louis à sa place.
Pour un merdier, c'est un beau merdier !
Edward tente le tout pour le tout... Robby va bien devoir lui céder tout de même.
- Mouais, en attendant /Elle/ va bientôt rentrer et je vais me faire enguirlander par ta faute, lance-t-il pour culpabiliser la machine.
- Souhaitez-vous que je vous apporte un coton-tige monsieur, pour nettoyer les traces ?
- Ce n'est pas contre ta religion ???
- Non, monsieur ! Le divin apparaît, le divin disparaît, c'est dans la nature divine des hommes.
- Bon, puisque tu n'es pas contre, dépêche-toi donc un peu... Et apporte-moi aussi une pince pendant que tu y es... En me débrouillant bien, je peux encore sauver ma partie.
- Je crois que c'est trop tard monsieur, votre femme est dans le garage depuis trois minutes... Son entraînement de Sumotori s'est terminé plus tôt que prévu. Elle vient de me biper pour un bain chaud... Mon deuxième Dieu visite son temple, je suis son humble serviteur...


© Hors Service le 24/06/99