Trous de mémoire
Illustrée par Sébastien Dieu
1
Dans la salle enfumée de la taverne du Martien Noir, l'ambiance
poly-ethnique noyait les sens sous un déluge d'alcools et de drogues infiniment variés. Les danseuses
de Vénus trémoussaient leurs trois paires de mamelles et leurs quatre gambettes sur un rock endiablé
d'Aldébaran devant des yeux blasés issus de toute la galaxie. L'honnêteté était
une denrée rarissime au Martien Noir, et il fallait une vigilance de tous les instants pour ne pas se faire
dérober sa carte de crédit ou tout ce qui était négociable sur la grande place de Terminus.
La taverne était un no man's land du droit et aucune descente de police n'y avait eu lieu depuis des lustres.
Groblob, le patron, frottait son comptoir tout en souriant avec ses dents de requins. Des vrais dents de squales
qu'il s'était fait greffer pour effrayer les récalcitrants. Un investissement parfaitement rentabilisé
lorsqu'on découvrait sa face de cauchemar. Groblob faisait peur et ça le faisait marrer. En fait
la seule chose qui ne le fasse pas poiler, c'était les clients qui ne payaient pas. C'est pour cette raison
que son regard traînait sur tous les poivrots affalés sur leur table, carte de crédit offerte
à qui voulait bien s'en saisir.
Paul Honoh, dit Cussèque, en faisait régulièrement partie. Il ne tenait absolument pas l'alcool,
mais se laissait entraîner par son acolyte John McArthur «Lastuce». Lastuce devait s'être
greffer une éponge de Cassiopée à la place du foie car les drogues n'avaient pas plus d'effet
sur lui que l'intégrité sur la politique. Tandis que Cussèque cuvait, comme à son habitude,
son demi-verre de vodka d'Eridan, Lastuce emballait à mort tout ce qui passait à sa portée.
Et il avait le bras long.
- Cussèque, réveille-toi bon dieu ! J'ai là deux femelles d'Orion qui ont envie de goûter
du Terrien.
- Mmmmhh... répondit l'ivrogne.
- Bouge-toi mon vieux, j'ai jamais vu ça : huit paires de mamelles extraordinaires et un postérieur
comme un pouf en apesanteur.
- Mmmmmhhh...
Se retournant vers les deux spécimens de féminité :
- Ma foi, il va falloir vous contenter de ma modeste personne.
Les deux Orionaises gloussèrent de concert. Lastuce lâcha un grand sourire avant de les pousser vers
l'étage.
- McArthur ! Visiophone pour toi ! hurla Groblob, qui n'aimait pas se répéter.
Lastuce fusilla le tavernier avant de laisser partir les douces créatures qui lui avaient promis une nuit
inoubliable.
- Ne partez pas, je reviens, tenta-t-il à leur encontre, mais elles semblaient avoir jeté leur dévolu
sur un saturnien aux épaules colossales.
- Qu'est-ce qu'il y a encore Groblob ?
- Universe Company, pour toi.
- Fait chier ! Encore ce con de Captain Ping qui va nous exploiter !
Il se positionna tout de même face à la caméra, enfila son sourire de circonstances et commença
:
- Bonjour Captain Ping.
Le gros asiatique débordait de son fauteuil toute adiposité dehors.
- McArthur, quand vous débitez des insultes à mon sujet, éteignez le micro.
Lastuce rougit jusqu'aux oreilles.
- En attendant de devenir vraiment malin, réveillez-moi Honoh et rappliquez illico au siège.
- Bien Captain.
L'écran se noircit avant la fin de sa réponse.
2
Lastuce soutenant Cussèque, ils pénétrèrent dans le bureau oriental de leur patron.
Ping soufflait la fumée malodorante de son cigare terrien. D'un geste nonchalant, il leur indiqua qu'ils
pouvaient s'asseoir. A ses côtés, ils avaient reconnu le pontifiant Docteur Anatole Zimoff.
- Vous êtes dessaoulé Honoh ?
Ce dernier acquiesça mollement.
- Tant mieux, parce que j'ai besoin de vous pour une mission de la plus haute importance.
- A mon avis, il n'a plus d'autres pilotes disponibles, chuchota Lastuce.
- Vous dîtes ?
- Nous sommes très honorés de la confiance que vous nous faîtes.
L'adipeux asiatique se recala dans son fauteuil gargantuesque.
- Vous connaissez Andromède ?
- La galaxie d'Andromède ?
- Vous connaissez d'autres Andromède ? lâcha Ping sans attendre de réponse. Il continua : Les
Andromédiens ont des goûts particuliers, très particuliers même selon nos critères.
- Pourquoi ? Ils aiment les chansons de Pahtrik Leurb ? suggéra Cussèque qui commençait à
émerger.
Lastuce étouffa un rire inextinguible. Ping lui souffla un nuage de fumée dans les narines pour le
faire taire et poursuivit ses explications.
- Non. Ils collectionnent les trous. Les petits trous, les gros trous, les crevasses ridicules et les gouffres
sans fin. Ils en parsèment leurs maisons et font même des expositions. Chez eux, le trou est le summum
de l'art. Des vrais dingues, je vous dis. Seulement ces dingues sont bourrés de pognon, alors nos ingénieurs
ont trouvé quelque chose à leur vendre : le déplaceur de trous universel.
- Kézako ?
- Docteur Zimoff, expliquez donc à ces deux englués des synapses de quoi il retourne.
Docteur en biochimie minérale, Zimoff arborait deux favoris qui lui dévoraient le visage. Il tenait
lieu de faire-valoir d'expert scientifique à la compagnie, ce qui lui permettait surtout de toucher un gros
chèque en fin de mois.
- Comme vous n'êtes pas sans savoir, c'est une machine électronique hyper-sophisitiquée permettant
de déplacer n'importe quel trou à n'importe quel endroit. Vous ne vous êtes jamais dit en arrivant
dans l'appartement où vous emménagiez que les trous dans les murs n'étaient pas au bon endroit
?
- Non.
Zimoff ignora la répartie.
- Bêtement, vous êtes dans l'obligation d'en refaire d'autres et vous obtenez un surplus de trous disgracieux.
C'est pour cette raison fondamentale -et bien d'autres que vous ne pourriez pas comprendre- que le déplaceur
de trous universels est une avancée sans précédent pour la Science en particulier et notre
Civilisation en particulier.
Cussèque et Lastuce conservaient leur apparence impassible, à moins que ce ne fut un air totalement
idiot.
Ping les gratifia d'un nouveau jet fumigène en pleine face.
- Peu importe. Les études de marché prédisent un avenir fulgurant à ce nouveau produit
chez les Andromédiens. Ces cinglés pourront enfin déplacer leurs trous comme nous le faisons
avec nos tableaux pour changer la déco. Seulement, il faut faire vite sinon, nous serons grillés
par un concurrent.
- Okay Ping, on part lundi matin à l'aube, annonça Lastuce tout en se levant pour prendre congé.
- Pas du tout. Vous partez immédiatement, voire même tout de suite. Je vous ai dit que c'était
une urgence.
- Mais...
- Vous pouvez disposer.
3
Paul Honoh Cussèque et John McArthur Lastuce avaient la tête des lendemains de cuite quand ils
pénétrèrent dans leur fusée supra-luminique le Zébulon. 1B6, le robot à
tout faire les attendait.
- Messieurs, bonjour. Encore une bien belle journée, n'est-il pas ?
1B6 leur avait été affecté par l'U.C. pour s'assurer qu'il remplirait bien leurs missions.
Malheureusement, l'informaticien devait avoir passablement bu, car sa programmation laissait à désirer.
- Il est vraiment débile ce robot. On est dans une base souterraine ! s'exclama Honoh en se tapant sur le
front.
- Fais chier le gros Ping, j'avais prévu une nouba d'enfer justement ce week-end.
- Pas étonnant. Tu as prévu une nouba d'enfer tous les week-end de ta chienne de vie, lui répondit
Cussèque.
- Au lieu de défendre ce gras du bide hypocondriaque, tu as trouvé un truc pour nous faire gagner
du temps ? Sinon avec une cargaison pareille, on va encore se traîner dans les bouchons sur l'autospace su
sud.
- Je crois, oui. Si je réussis à éviter Ganymède, on devrait bien gagner un an ou deux.
- Formidable, donc on sera de retour...
- ... dans 241 235 années standard.
- Tudieu !
- Bah ! En cryogénie, on ne verra pas le temps passer.
- Entre nous, ça leur fera quoi qu'on arrive deux jours plus tard à ces enfoirés d'Andromédiens
?
- Va le demander à Ping.
- Quand je pense à toutes ces femelles qui vont devoir se passer de mon corps.
Cussèque parcourut la silhouette longiligne de son copilote. Sa maigre chevelure crasseuse, ses dents noircies
par une absence d'hygiène notoire et ses guenilles qu'il s'entêtait à revêtir ne fleuraient
pas l'éphèbe.
- Comme je les comprends.
1B6 leur souriait de toutes ses dents métalliques, attendant une instruction qui ne venait pas. Il était
censé savoir piloter, cuisiner, nettoyer, communiquer et bien d'autres choses encore. Normal, c'était
un robot de la série Mini-Mir, il faisait donc le maximum.
4
241 234 ans plus tard, le Zébulon.
Lastuce regardait avec fascination le plafond de l'astronef réfléchissant son collègue Cussèque
en plein bâillement olympique. La scène s'étirait sur de longues minutes sans qu'il ait manifesté
le désir et l'énergie d'ouvrir son second oeil. Lorsque ce fut enfin fait, il se précipita
mollement sur la cafetière qui avait la délicate mission d'effacer plus de deux cent mille ans de
somnolence.
- Messieurs, voulez-vous que je vous prépare quelque chose : café, thé, chocolat, soupe de
poulpe, fondue ganymédienne, velouté de Skrulk ? demanda 1B6.
Ignorant la question, Lastuce grommela :
- Tu me fais trois cents litres de café, Cussèque ?
- Mmmmhh...
- Pendant que je bois mon café, tu prends contact avec les autochtones ?
- Mmmmhh...
- Pendant que tu y es, tu me ramènes le sucre.
- Mmmmhh...
- Et pendant que t'es debout, tu vas acheter des croissants.
Cussèque le dévisagea, hagard :
- Tu disais ?
- Non. Rien. Laisse tomber.
Pendant que McArthur absorbait son liquide chaud à énervement incorporé, Honoh s'escrimait
sur les instruments. Il avait l'air minuscule au milieu de la kyrielle de boutons et de voyants qui l'encerclait.
1B6 bourdonnait comme une abeille ouvrière pendant une pénurie de pollen. Proposant de ci, de là
ses services aux deux humains qui n'y prêtaient pas la moindre attention.
- Y a un problème Lastuce, y a plus de planète !
- Arrête tes hallus Cussèque, t'as pas encore bu !
- Il n'y a plus rien, je te dis !
- Encore des E.T. qui ont trouvé le moyen de rendre leur planète invisible. Appelle-les, je suis
certain qu'ils sont là.
A contre cœur, Paul Honoh se saisit de la radio et entama le dialogue :
- Ici fusée Zébulon de la Univers Company. Demande autorisation d'atterrir.
- Ici Andromède. Autorisation refusée. Je répète : Autorisation refusée.
- Demande leur pourquoi, s'emporta Lastuce.
- Pouvez-vous me préciser le motif Andromède ? s'exécuta Cussèque.
- Vous êtes positionné à l'envers. Je répète vous tournez le dos à notre
planète.
Cussèque et Lastuce se tournèrent vers leur robot :
- 1B6 ! Tu as touché aux coordonnées spatiales ?
La machine prit un air contrit, ce qui n'était pas très aisé avec un visage métallique
:
- J'avais cru décelé une petite erreur dans les calculs de monsieur Honoh. Je suis désolé.
Reprenant en main le Zébulon, Cussèque put enfin se mettre face à Andromède C9, leur
destination. Ayant enfin obtenu l'autorisation d'atterrissage, ils se posèrent sur l'astroport.
Tout y semblait à l'abandon. Les rares fusées garnissant les hangars avaient des allures de Spoutniks.
Un Andromédien les accueillit dans le hall -désertique- de l'astroport. Il était petit et
rond, son corps était grêlé de petits cratères et il n'avait pas de nez.
- Bonjour messieurs. Je m'appelle Andros C-For-2-F'rui. Je suis le représentant de la douane planétaire.
- Universe Company. On vient vous livrer votre commande : 800 000 tonnes de déplaceurs de trous universels.
- Intéressant, intéressant. On peut voir l'objet ?
- Bien sûr. 1B6, rends-toi utile, va nous chercher un DTU.
- Avec joie, exulta le robot qui trébucha 3 fois avant d'atteindre l'astronef. Quand il revint, il portait
une caisse complète de DTU.
- Voilà l'objet, fit-il en lâchant la caisse sur les pieds d'Andros (qui évita la catastrophe
grâce aux fabuleux réflexes Andromédiens).
Lastuce extirpa un DTU et le montra à son interlocuteur.
- Formidable objet, s'écria Andros tout en le tenant à l'envers. Mais possède-t-il toutes
les fonctionnalités indispensables à notre art ?
- Naturellement, lui assura Lastuce, qui n'en savait rien.
- Ainsi cet objet est capable de déplacer le trou dans la couche d'ozone, de bouger un trou de balle, de
déménager un trou de mémoire, de transporter le trou de la CQ (attention, il est immense celui-là
!), de remuer les trous d'eau et d'intervertir les trous d'emploi du temps ?
Impressionné par une telle débauche, Honoh suggéra :
- Il n'y a qu'à vérifier dans la notice.
- Excellente idée.
Cussèque plongea les mains dans la caisse de D.T.U.
- Il devrait être là.
- Maître…
- Tais-toi 1B6, tu vois bien qu'on travaille !
- Dis-voir, ils n'ont pas été stocké à part pour gagner de la place, tes manuels ?
- Exact, je vais en chercher un.
- Maître...
Cussèque fonça dans la soute du Zébulon à la recherche du document idoine. Pendant
ce temps, Lastuce tenta de louvoyer :
- Vous savez notre appareil est d'un emploi très simple, monsieur l'agent.
- Je suis douanier. La loi stipule que toute marchandise vendue sur notre sol doit l'être avec un manuel
en langue andromédienne.
- Mais personne de lit jamais les notices. C'est juste un bout de papier que l'on conserve dans un tiroir sans
jamais le consulter.
- Pas sur Andromède. Les Andromédiens ont tendance à collectionner aussi les trous de mémoire
et ils utilisent des manuels pour tous les gestes du quotidien. Pour préparer le café le matin, pour
tirer la chasse d'eau ou pour se brosser les dents. Tenez, moi-même, j'oublie toujours où j'ai rangé
mon assortiment de trous noirs et pourtant, ça prend une place folle.
- Ne vous inquiétez pas mon capitaine, le manuel, on l'a. On en a même des tonnes, vous pensez bien.
- Adjudant, pas capitaine. Personnellement, je suis comme St Thomas, je ne crois que ce que je vois.
- Cussèque, tu te magnes ! Il y a le commandant qui veut ses notices !
Honoh apparut enfin. Ebouriffé, en sueur et visiblement inquiet.
- Rien ! J'ai fouillé toute la soute et pas la moindre trace d'un manuel. Pourtant, j'avais vérifié
avant le départ.
- Maître…
- Tu vas la fermer, sale robot !
- Je sais ce que sont devenus les manuels.
- Mais tu ne pouvais pas le dire plus tôt !
- J'essayais, mais vous m'aviez intimé l'ordre de me taire et j'étais partagé entre le fait
de vous obéir - comme l'indique clairement la 2ème loi - et celui de vous informer. Pensant
qu'il était important, voire primordial que vous appreniez l'information que j'avais à vous délivrer
j'ai…
- Abrège !
- Très bien. C'est moi qui aie enlevé les manuels du Zébulon.
- Mais pourquoi ?
- Vous sembliez désireux de gagner du temps et j'avais calculé qu'en allégeant notre fusée
de la sorte, le voyage serait raccourci d'environ 0,03 % ce qui était loin d'être négligeable…
© Hors Service le 24/06/99