Forfait Eternité
Illustrée par Sébastien Dieu
Le docteur Brawn se trouvait dans son cabinet, confortablement installé dans son fauteuil de cuir. Un casque apposé sur sa tête transmettait à son cerveau des images virtuelles lui procurant le plus grand plaisir. C'était un de ses amis, analyste-programmeur, Bill Portail qui avait conçu le logiciel qu'il utilisait. Ils avaient reconstitué sa secrétaire, Evie en modifiant légèrement ses proportions (en fait, ils avaient carrément pris modèle sur un mannequin vedette). Le logiciel lui permettait de la placer dans toutes sortes de situations grotesques, dans lesquelles le sexe était rarement absent. A ce moment là, elle était en train de lécher ses bottes en peau de serpent. Ce détail trahissait un vieux fantasme qu'il n'avait jamais pu réaliser puisque l'acquisition et la possession de telles chaussures étaient interdites par les règlements écologiques internationaux, et sévèrement réprimandées.
Il entendit soudain Evie lui annoncer: "docteur, il y a un client qui veut vous voir... Il a l'air très en colère". Il lui fallut quelques secondes pour réaliser que ce n'était pas l'Evie virtuelle qui lui parlait puisqu'elle était occupée à autre chose, mais sa secrétaire. Il posa son casque, et reprenant ses esprits, l ui demanda de qui il s'agissait.
- Le baron Acape, docteur.
- Ho non! Cet emmerdeur? Bon. Faites-le entrer, mademoiselle Siance.
Le baron Acape possédait un petit visage triangulaire, terminé par un petit bouc grisonnant -comme ses cheveux coupés courts- qui lui donnait un air intellectuel. C'était d'ailleurs l'effet recherché. En fait, c'était un con fini. Il fit irruption dans le bureau, son visage était cramoisi.
- Baron Acape... Comment allez-vous ?
- Ca ne va pas !Mais pas du tout! C'est horrible! Un cauchemar!
- Allons, calmez-vous. racontez-moi ce qui vous arrive.
- Ecoutez, je subis une baisse de forme anormale. Je ne comprends pas... Je me fatigue bien plus vite qu'auparavant, je transpire dès que je force un peu. Même monter les marches du petit escalier qui monte ici m'a épuisé !
- Mmmm. Depuis quand avez-vous constaté ces symptômes?
- Depuis la dernière fois qu'on m'a transféré.
- Vous êtes bien sûr de vous?
- Catégorique.
Le docteur prit sa tension, l'ausculta, tout en l'interrogeant sur ses symptômes. Cela ne servait à rien, mais il fallait bien justifier l'argent que le baron leur laisserait. En même temps, cela lui donnait le temps de se calmer.
- Rien que de m'être énervé après vous, je me sens tout faible. C'est pas normal, hein, docteur?
- Rien de bien grave. Rappelez-moi. La dernière fois que vous êtes mort, c'était un accident, n'est-ce pas?
- Oui. Ca a endommagé mon cerveau, c'est ça, hein docteur?
- Rassurez-vous, de nombreuses personnes meurent de mort violente. Nous avons très souvent extrait et réintégré l'esprit de tels individus dans un de leurs clones sans qu'il n'y ait de problèmes. Ce qui vous est arrivé est peut-être un problème quelconque survenu au cours du transfert, mais plus probablement un défaut du clone sur lequel vous avez été transféré. Le processus de clonage, suivi du vieillissement accéléré pour donner des corps utilisables pour réceptionner l'esprit est long et complexe. Il arrive qu'une erreur survienne à un moment donné.
- Mon Dieu! J'ai un corps défectueux! Je vais vous poursuivre en justice !
- Calmez-vous, baron. Il y a une solution extrêmement simple. Il suffit de vous re-transférer dans un de vos corps en stock, et voilà. Tout redeviendra normal.
- Vraiment ?
- Bien sûr. Ca ne vous coûtera rien de plus, c'est inclus dans votre forfait "Eternité".
- Enfin une bonne nouvelle. Mais... Jusqu'à maintenant, mes changements de corps se sont passés lors de mes morts. On peut faire ça vivant ?
Le docteur lui adressa un sourire complice.
- Bien sûr que non. Techniquement, on pourrait. Mais cela serait désastreux pour l'administration: il existerait à un moment donné deux versions du même individu. Quel bordel on foutrait! Et puis bon, deux corps auraient la même histoire passée, ce ne serait pas très agréable.
Le baron sourit, mais faiblement, pas complètement rassuré.
- Alors, il faudra que je décède auparavant ?
- Oui, mais on peut tuer votre corps actuel très facilement, sans que vous ressentiez de douleur puisque vous serez mort. Il suffit de ne pas vous rater, mais faites nous confiance.
- Bon. Hé bien. Oui. C'est d'accord.
Le docteur lui tendit une fiche de papier, une autorisation officielle de le tuer. Il la signa. Alors qu'il reposait le stylo, le docteur ouvrit un tiroir et en sortit un émetteur d'ultra-fréquences. Il le pointa vers le baron, visant le coeur, et pressa une touche. Le baron avait ouvert des yeux ronds en le voyant sortir son arme, et les avait refermés quand il l'avait utilisée. Il sentit durant un instant son coeur qui s'emballait, puis tomba au sol, mort.
- Mademoiselle Siance!
Celle-ci arriva avec diligence. Le docteur lui montra le corps, et lui demanda de l'emmener au magasin, pour procéder à une extraction-réimplantation. Elle ne manifesta aucun étonnement, et s'empressa de tirer le corps du baron par les jambes pendant que le docteur replaçait son casque.
Le jour où le baron Acape, dans son nouveau corps, revint au cabinet du docteur Brawn, il était à la fois encore plus en colère et très effrayé. Il paraissait un peu plus jeune que la dernière fois, c'était normal: son dernier clone avait eu le temps de vieillir, celui-ci, pas encore.
- Docteur! Je me sens tout mou. Mou, si mou!
- Votre alimentation est équilibrée?
- Oui docteur, et je ne bois que de l'eau minérale. Ce n'est PAS NORMAL! Bouhouu.
Il s'effondra en pleurs. Entre deux "snifs" sonores, il murmura
- Docteur, qu'est-ce qui se passe ?
- Donnez-moi des précisions... Vous ressentez les mêmes symptômes que la dernière fois?
- Non, c'est bien pire. Des fois, je veux prendre un objet, et ma main passe à coté. Je le loupe. Ca m'est arrivé trois fois aujourd'hui. Je n'ai plus aucune force. Et cela pose un problème crucial avec ma femme. Elle a un corps de 25 ans, alors, je n'arrive plus à la satisfaire. J'ai même peur d'avoir une attaque.
- Remarquez bien que ça n'a pas d'importance, nous avons de nombreux clones d'avance.
- Oui, mais mourir comme çà, c'est très gênant!
- Certes. Vous n'avez qu'à lui offrir un système virtuel, pour la satisfaire.
- Docteur. C'est moi qui ai un problème! Pas elle!
- Mmm. Moui. Mouais. Bon, bon bon.
Le baron se leva et hurla:
- Avouez-le! Vous ne savez pas ce que j'ai! Je suis fini! Je vais mourir! Pour de vrai! Mais je vous promets que vous allez me rembourser mon forfait "éternité".
- La situation n'est pas encore grave à ce point.
"Dieu merci", rajouta-t-il en pensée.
- Il est vrai que votre cas est unique. Je n'ai jamais eu à faire à de telles histoires. Mais, je ne suis pas le plus grand spécialiste. Nous allons aller voir celui qui a créé, mis au point, et posé le brevet du clonage-copier-coller-de-cerveaux. Technique appelée C4.
Le baron Acape devint pâle.
- Vous voulez dire, que l'on va voir Al Be... Al Bee...
Il n'arrivait même pas à prononcer le nom de celui qui était considéré comme un dieu. L'homme qui avait changé l'histoire de l'humanité en inventant le C4.
- Oui, baron, nous allons voir Berenschteïn Al.
L'appartement de Berenschteïn était situé dans le même bâtiment, au niveau du sous-sol. C'était un vrai palace. De là où ils l'attendaient, le docteur et le malade voyaient une salle de séjour s'étendre sur une trentaine de mètres. Le mur du fond était occupé par un écran géant, sur lequel le logo de sa société tournoyait en lettres dorées. Et bientôt, le maître des lieux arriva. On racontait qu'il changeait de corps plusieurs fois par mois quand l'envie lui prenait. tantôt sportif, tantôt jeune homme, tantôt vieux sage... Ce n'était peut être que des rumeurs. Toujours est-il que ce jour là, il arriva sous les traits d'un homme des plus classiques, la quarantaine, tranquille. Il portait à son bras une gourmette en or massif, incrustée de diamants qui dessinaient les lettres "C4".
- Quel est donc ce problème.
Le baron était incapable de prononcer le moindre mot, ni même de bouger. Le docteur, qui avait dû le pousser jusque là, expliqua à son patron l'étrange mésaventure qui arrivait au brave homme. Berenschteïn l'écouta avec attention, puis leva les yeux au plafond, et plongea dans une réflexion intense, en croisant ses bras. Au bout de quelques minutes, il énonça son diagnostic.
- Il peut arriver parfois au cour du processus C4 qu'un changement de mental par rapport à l'époque où le corps a été cloné devienne incompatible avec le corps pour peu que celui-ci subisse un défaut mineur. Dans ce cas, vos prochaines ré-incorporations risquent de s'avérer aussi difficile que vos deux dernières. Je ne peux vous proposer qu'une solution: vous réincorporer dans un nouveau corps, tout à fait sain celui-là. Ca vous convient ?
- Heu... Oui.
De retour au cabinet du docteur, celui-ci montra au baron un lourd classeur. Il l'ouvrit, et lui montra les photos de jeunes hommes qui s'y trouvaient.
- Choisissez le corps que vous désirez, et montrer le à ma secrétaire.
Au bout de quelques minutes, il appela mademoiselle Siance, et lui désigna son choix. Elle regarda la photo, et sourit en le regardant. "Excellent choix, un beau jeune homme sportif, j'attends avec impatience de vous revoir, baron". Il lui rendit son sourire. Il ne donna pas la raison de son choix qui était que sa femme le trompait avec un clone du modèle!
- C'est choisis, baron ?
- Oui docteur. Mais attendez !
Le docteur pointait déjà son émetteur d'ultra-fréquences vers lui.
- Docteur, j'aimerais que vous me préveniez avant de me tuer. C'est quand même la moindre des politesse.
- D'accord. Attention, le petit oiseaux va sortir !
Et il pressa la détente.
Lorsque le nouveau baron Acape entra dans la salle d'attente du docteur, la secrétaire de celui-ci le lorgna et lui demanda "Bonjour cher monsieur, à qui ai-je l'honneur?". Lorsque le corps de beau jeune homme lui répondit "Hreuuu, b'ron Aca-peu", elle dit simplement "Ha.", d'un air déçu. Mais il ne le remarqua pas. Le docteur le fit entrer, et le guida jusqu'à un siège sur lequel il s'assit lentement, avec des gestes mal assurés, comme l'aurait fait un vieillard.
- Alors, cher baron, que vous arrive-t-il ?
Il eut le plus grand mal à bafouiller quelques mots, et ses efforts furent inutiles puisque le docteur ne comprit strictement rien. Fort heureusement, la femme du baron avaient prit le temps de griffonner un mot pour expliquer l'état de son mari. Elle lui expliquait que malgré la surprise qu'elle avait eu en découvrant le nouveau corps de son mari, celui-ci ne pouvait convenir. En effet, il avait manifesté dés le premier jour des signes de sénilités: tremblements, lenteur d'esprit comme de corps. Et totale inefficacité sexuelle, ce qui était le plus gênant.
Le baron ne parvenait pas à prononcer correctement le moindre mot, et le docteur dût pour la seconde fois contacter le grand Al. Cette fois, même celui-ci manifesta sa surprise. C'était le cas le plus étrange auquel il avait jamais eu à faire. Il réfléchit profondément, et voyant que le docteur attendait qu'il dise quelque chose, il déclara avec la plus grande sérénité la première chose qui lui vint à l'esprit.
- Manifestement, il s'est produit un désaccord spiriruo-corporel. Seul un enfant peut modifier ses structures cérébrale pour les adapter à une situation donnée. Aussi, la seule solution consiste en intégrer le baron dans un clone non âgé.
- Vous voulez dire un enfant, Al ?
- Tout à fait, doc brawn.
- Bon, et bien, si le baron est d'accord.
Le baron s'essuya d'un geste du bras la bave qui souillait son menton. Puis il hocha son menton en disant quelque chose qui ressemblait à "c'est le pied!". Alors, le docteur sortit son émetteur d'ultra-fréquence avec une extrême lassitude et l'actionna encore une fois.
Evie Sciance était en train de faire des mots croisés. C'était sa nouvelle passion depuis quelques mois. En termes de temps, cela représentait environ 80% de son activité professionnelle. Elle n'avait en fait pas beaucoup de travail: quelques questions administratives quand quelqu'un ressuscitait, un peu de secrétariat, un boulot tranquille quoi. Mais depuis que le baron Acape était venu voir le docteur pour régler son problème, l'activité s'était multipliée. Il y avait en plus des multiples transferts de corps à gérer, les journalistes qui commençaient à avoir vent de ces problèmes qui effrayaient ceux qui avaient aussi souscrit un contrat "éternité". D'où un surcroît de travail intolérable. Elle en fit part au docteur, et celui-ci lui promit qu'il allait faire quelque chose. En effet, quelques pots-de-vins bien versés avaient détourné l'opinion sur un autre sujet. Donc elle avait à nouveau le temps de se consacrer aux mots croisés. "Auteur célèbre dans le domaine de la science fiction, en six lettres". Elle avait la fin du nom : O.V. Ca devait être un russe, certainement, il n'y avait que des russes pour avoir des noms finissant par ces deux lettres. Voyons, quels noms russes connaissait-elle? Dolstov ? Non, ce n'était pas ça. C'était agaçant. Elle en était à réfléchir à ses mots quand quelqu'un toussa pour attirer son attention. Elle leva les yeux. C'était un policier. Aisément reconnaissable à la tenue blindée que les agents de la force de l'ordre portaient toujours. Ils étaient la cible des attaques d'à peu près toutes les couches de la société. Surtout depuis qu'on les avait soupçonné d'éliminer quelques riches passants au nom de la présomption de culpabilité, et d'en profiter pour s'enrichir personnellement. Le policier lui sourit, lui dévoilant deux dents en or, et une en diamant. Les dents en diamant n'étaient plus à la mode depuis 20 ans, mais Evie ne lui en fit pas la réflexion.
- Monsieur l'agent, que puis-je faire pour vous ?
- Chère mademoiselle, nous avons trouvé dans la rue cet enfant qui errait manifestement sans but.
Evie reconnut le baron Acape dans l'enveloppe charnelle d'enfant qu'on lui avait donnée. Le policier continua:
- D'après son implant clonique, et les fichiers de la police en liens avec ceux de votre société, il s'agit d'un individu répondant au patronyme de "baron Acape".
- En effet, c'est un corps de ce type qui lui a été affecté récemment.
- Un corps d'enfant? C'est étrange.
- Une lubie du baron. Vous savez, de toute façon, il conserve la mémoire de toutes ses vies passées, et il peut changer de corps quand il veut, alors pourquoi pas ?
- Hé bien, en tout cas, il semble qu'il n'ait pas conservé beaucoup de souvenirs. Il n'a pas pu nous parler. Nous avons essayé de le ramener à son domicile, mais sa femme ne nous a pas permis d'entrer dans leur domicile.
Il ajouta avec un sourire crispé:
- vous savez, nous autre de la police, on rechigne à nous laisser entrer sur des propriétés privées. Une mauvaise réputation bien mal fondée.
Son sourire étincelant revint.
- Alors, comme il avait manifestement besoin de soin, nous nous sommes dits que nous allions l'amener à son médecin traitant.
- Vous avez bien fait, j'appelle le docteur.
Il arriva, se frotta les yeux. Bon sang, il fallait toujours qu'on l'interrompe au milieu de sa sieste. Il reconnu le baron et reprit ses esprit.
- Monsieur le baron, que faites-vous entouré de la police ?
Le petit garçon le regarda avec des yeux vides, et le policier répondit pour lui.
- Il semble qu'il souffre d'un trouble. Il n'a pas parlé depuis que nous l'avons trouvé alors qu'il errait dans les rues.
- Ha...
Le docteur fit semblant de l'examiner (il avait un certain talent pour ça, c'était certainement pour ça qu'il était devenu docteur pour C4) et prononça son diagnostic:
- Hum. Il a dû subir un choc. Sans doute rien de grave. Vous avez bien fait de me l'amener, je vais m'en occuper...
Le docteur Brawn guida le baron vers les appartements de Berenschteïn. Celui-ci les accueillit, avec sur le visage quelques traits trahissant son soucis.
- Al, le baron va de plus en plus mal. Je ne vois vraiment pas quoi faire. Peut-être que vous...
- Oui... Oui. Je vais m'en occuper personnellement. Vous demanderez à mademoiselle Siance de m'envoyer l'ensemble de son dossier que je conserverais dorénavant dans mes archives personnelles.
- Comme vous voulez patron.
- Oui, et vous n'aurez plus à vous préoccuper du baron Acape.
Il le regarda en souriant.
- Plutôt une bonne nouvelle, non docteur ?
- Heu... Oui! Répondit-il en se demandant si c'était bien ce que Berenschteïn voulait l'entendre dire. Manifestement, cela satisfit le maître qui appela gentiment le petit garçon.
- Baron Acape... Viens baron, je vais te montrer ma collection de jouets...
- Heu... Al, vous croyez qu'il est retombé en enfance? Je veux dire, même s'il a un corps de dix ans, il n'y a pas de raison pour que...
Berenschteïn fixa ses yeux noirs sur lui.
- Vous connaissez peut être mieux que moi le processus C4 ? Dans l'état dans lequel il est, je peux bien lui raconter ce que je veux. A présent, je m'occupe de lui. Retournez à votre cabinet!
Cet accès de colère ne ressemblait pas au grand Al. Mais mieux valait ne pas s'opposer à lui. Brawn acquiesça et prit la direction de l'ascenceur qui devait le remonter vers la surface. Il était devant les portes qui s'ouvraient silencieusement quand il entendit venir de la pièce voisine un soupir profond de Berenschteïn, suivi de sa voix qui s'adressait au baron.
- Bon, allez, amène-toi, Acape... Je vais te montrer mon laboratoire secret.
Ces mots eurent un effet étrange sur le docteur Brawn. Pour la première fois, la curiosité de s'enfoncer un peu plus dans l'antre du plus grand chercheur de l'humanité fut plus forte que la raison qui lui disait de quitter ce lieu au plus vite. Il se glissa donc sur la pointe de pieds dans la direction qu'avaient empruntée les deux autres, en rasant les murs. Berenschteïn poussa une lourde porte à double battants. Il la laissa grande ouverte et alla s'installer dans son fauteuil personnel, après avoir aidé le baron à escalader un coin de canapé. Le docteur Brawn s'approcha le plus qu'il put sans se placer dans le champ de vision de Al. Le baron aurait pu le voir, mais ses yeux étaient perdus dans le vide. Berenschteïn commença un étrange monologue, d'une voix trainante.
- Mon pauvre baron. Vous voilà dans un drôle d'état. Si vous pouviez vous en rendre compte, vous serriez effrayé. Remarquez bien qu'en fait, si vous en étiez conscient, vous seriez rassuré par ma présence. "Le grand maître trouvera bien une solution", n'est-ce pas? Seulement voilà, je serais désolé d'avoir à vous décevoir, mais le processus C4 n'est pas au point... Je sais bien, j'aurais du vous en informer plus tôt, mais voilà... Comment aurais-je pu me payer tout ce luxe alors ? Figurez-vous que la dégénérescence à long terme semble... inévitable. Avec la vie que vous avez menée, forcément, elle est venue un peu vite. Ho rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul. Même l'imbécile de docteur en haut finira par s'en rendre compte. Il faudra alors que je trouve une solution.
Le docteur Brawn était terrifié, mais il ne pouvait esquisser le moindre geste. Le "grand" Al continuait.
- Quand à votre dernier corps, il subira le même sort que les anciens corps que vous avez usé: une fois mixé et haché menu menu, il sera inclus dans les solutions nutritives de mes clones. C'est un peu ça, l'éternité qu' on vous avait promise, non ? "Rien ne se perd...".
Ces mots le firent rire doucement. Pendant ce temps là, les yeux du baron finirent par se fixer sur une photographie noir et blanc accroché au mur. On y voyait deux hommes, dont un aux cheveux commençant à blanchir alors que l'autre semblait bien plus jeune. Ils étaient en pleine discussion devant un microscope. Le docteur Brawn entendit le bruit caractéristique d'un liquide coulant dans un verre. Il aurait parié que Al était en train de se servir un alcool fort. Cela expliquait peut-être ses propos inhabituels. D'ailleurs, il continuait.
- Une jolie photo, hein baron... C'est le grand Al Berenschteïn, et un de ses brillants étudiants, Wilfried Man. Ce jeune homme avait noté quelque chose d'amusant à propos du C4: par une manipulation habile de quelques clones, et de paperasse administrative, dans le vide juridique que le domaine connaissait, on pouvait facilement faire disparaître quelqu'un et se faire passer pour lui, sans que quiconque ne découvre le pot au rose. Les autres chercheurs le trouvaient "un peu bizarre", comme ils disaient...
Il eu un rire un peu plus bruyant que précédemment, puis son moral retomba aussitôt. Il poussa un soupir, terriblement long.
- Berenschteïn aurait peut-être trouvé une solution au processus de dégénérescence du C4. Moi, j'en suis incapable. J'aurais dû attendre un peu plus avant de prendre sa place...
© Hors Service le 24/06/99